15 Minutes


Paris Février 1999


Paris. 3 heures 15 du matin, un vent glacial. Je tenais mon écharpe collée contre mon visage en me disant que je devenais vraiment trop con quand je picolais. C’était le pari le plus merdeux que j’avais jamais fait. On était là maintenant à avancer pas à pas en plein milieu de la rue de Rivoli, Filipini à scruter la moindre irrégularité du macadam. De temps en temps, je surveillais qu’on se fasse pas aplatir par une bagnole. Filipini se mettait à genoux et passait la paume de sa main sur le sol en disant : «là, ça va décrocher, marque, au niveau du 15 de Rivoli.» J’inscrivais avec ma main tétanisée par le froid : Rivoli N° 15, bosse. Puis je remballais le carnet dans ma poche. La vapeur de ma respiration se glaçait dans mon écharpe. Ca faisait quinze nuits qu’on se cognait les boulevards à compter les bosses, les plaques d’égout, les nids de poule et toutes ces saloperies qui allaient faire perdre de l’adhérence à la bagnole. Et on en était à peine à la moitié. Pari de con. Traverser Paris en 15 minutes à 5 bagnoles. Une course de cinglés. Porte de La Chapelle, Porte d’Orléans. Par les grands boulevards et quelques rues droites. En plus, c’est moi qui avait lancé l’idée. Y’avait même pas de fric à la clé. C’était juste pour la gloriole. Moi et ma grande gueule ! Ca allait faire des morts cette connerie. Et dans le meilleur des cas, les flics.
On était cuits et recuits par le Brandy quand on avait tracé le parcours. Ca se tenait pourtant. On aurait pas pu faire mieux. La gnole, ça vous donne de l’ultra lucidité par moments... On était même d’accord que les gros points noirs venaient du décrochement entre Faubourg Saint Denis et Sébastopol et des deux grandes courbes, Concorde et Saint-Germain. Petite précision de fins stratèges, gros danger sur les pavés de La Concorde. Et l’obélisque, on le prenait par la droite, pas par la gauche ! Quand j’y repensais à ce défi, je pouvais pas m’empêcher de sourire. En même temps, j’en avais les tripes qui se tordaient de trouille. Mais ça changeait rien, la trouille. Y’en aurait pas un qui se serait dégonflé. Trop cons et trop fiers pour ça. Ce qui me consolait, c’est que les autres ils devaient être dans le même état. A gamberger sur les conséquences, à pas pouvoir fermer l’oeil, à avoir des dérèglements intestinaux. Le pire, c’est qu’il y en avait pas un qui était pilote. Les courses de bagnole, ça, on aimait. On allait même s’exciter sur les simulateurs à 10 balles dans les cafés. Mais pour la pratique...
Je savais pas ce qu’ils avaient trouvé les autres, mais moi je m’étais maqué avec un ancien du régiment. Filipini. Il tenait un garage en banlieue nord. Ca faisait 15 ans que je l’avais pas vu. Il avait monté son affaire. On était vraiment contents de se retrouver. Il avait toujours sa tête de sardine à joues creuses et son corps tout maigre en forme de tire-bouchon. Il a dit : «Ca me plaît ! Ca roule !» quand je lui ai parlé du projet. Lui, de toutes façons, je lui aurais proposé n’importe quelle grosse connerie, il aurait dit oui. Je lui ai expliqué qu’il risquait de perdre son affaire mais il s’en foutait. Ce que je savais pas, c’est qu’il avait une femme et une gamine. J’en étais vert. J’ai tout annulé mais ça l’a rendu fou furieux. Il a gueulé que si j’avais pas les couilles, il le ferait quand même tout seul. Quand je suis reparti, j’en voyais des étincelles des proportions que ça prenait cette connerie. Ma photo en première page des journaux : «Inconséquent ! Irresponsable ! Immature !...» L’horreur. J’ai dégueulé dans un couloir du métro.

A ce moment là, j’avais presque le courage pour remballer ma fierté et tout arrêter là. Un truc me retenait. Je voulais savoir si les autres avaient les foies autant que moi.
Bréguet, Garrel, Malakine et Satrano, c’étaient des picoleurs mais pas des tâches au point de pas flipper devant un truc pareil ! Je les ai appelés. Le premier que j’ai eu, c’est Bréguet. Je lui ai dit d’un air dégagé que je préférais engager quelqu’un pour conduire. Ca ferait plus «course». Il me répond : «Ah ! Ca, c’est marrant, moi aussi, j’ai mis mon beau-frère sur le coup. C’est un fou de bagnoles !» Ensuite, j’ai eu Garrel et Malakine. Ils avaient rien prévu mais ils ont trouvé l’idée excellente. Je sentais que ça les rassurait de se décharger sur un autre. Je les connaissais. Ils étaient terrifiés. Surtout Malakine. On se bluffait tous. Et on le savait. On se parlait comme des gosses de 10 ans qui se mettent à l’épreuve. C’était ridicule, mais je n’arrivais pas à casser ce petit jeu. Satrano, par contre, avec son calme à toute épreuve, il avait déjà commencé à bricoler sa propre bagnole. Il y avait un truc qui m’échappait chez lui. C’était tout sauf un fou. Il bossait dans les assurances, il avait le profil du type banal et effacé. Il ne faisait jamais rien d’excitant à part collectionner des timbres et il n’avait jamais manifesté le moindre désir d’aventure ou d’imprévu. Et là, il se mettait à l’oeuvre comme il aurait ouvert son classeur de timbres. Sans crainte, sans envisager le pire.
J’ai raccroché, j’étais dans le flou. Je savais plus trop quoi penser. J’ai regardé l’heure. Filipini allait passer me prendre pour les repérages. Tous les soirs, vers 22 heures, on prenait sa bagnole et on faisait le parcours en notant tous les détails utiles. Et chaque soir, en arrivant Place de La Concorde, Filipini disait : «Quand on va se manger les pavés à 250, on aura intérêt à avoir la bagnole bien assise !» Ensuite, on reprenait à pied, là où on s’était arrêté la nuit précédente. Filipini à tâter l’asphalte en plein milieu des boulevards, on aurait dit un vrai taré. Les bagnoles le frôlaient en klaxonnant, pleins phares, et lui, il se redressait lentement et il me dictait quelques remarques. Filipini, c’était un gros déconneur. Mais quand il prenait quelque chose au sérieux, il virait au maniaque. Quelque part, ça me rassurait. Et puis il y avait le souvenir de ce petit casse réussi pendant notre armée. On avait braqué deux guitares dans un magasin de musique. Il avait tout réglé au poil. J’avais même pas eu peur quand on avait fait le coup. On était rentrés à la caserne avant le couvre-feu, avec nos guitares, sans problème. J’avais jamais compris si Filipini avait des nerfs d’acier ou pas de nerfs du tout. Il dégageait un truc, je sais pas trop quoi, mais ça mettait en confiance. Ca anesthésiait.

On s’était fixé deux mois pour mettre le pari au point. J’avais appelé les autres et ils prenaient ça très au sérieux. En tout cas, ils en donnaient l’air. Ils avaient fait des repérages eux aussi. Et gonflé des bagnoles. Je nous reconnaissais plus. On se parlait comme si on allait se faire la guerre. C’était comme tendu nos discussions. Bréguet, Malakine et Garrel, je commençais à les trouver cons. Quand je les avais au bout du fil, ils me parlaient que de leurs bagnoles. On avait même plus le temps de rigoler. Je me sentais devenir aussi con. Je frimais en parlant de la bagnole que me construisait Filipini. Mais j’étais pas fier. Je me suis dit que je les rappellerais pas avant la date. Y’avait que Satrano qui me racontait ses pépins avec son moteur qui arrêtait pas de lui péter à la figure. Lui, autrefois, je le trouvais gris. Maintenant, il me faisait rire.
J’en ai parlé à Filipini de tout ça. Il avait la tête dans le moteur. Sans se relever, il a dit : «Tes potes, ils friment. C’est parce qu’ils ont la trouille.» Puis, il s’est retourné et il a eu un grand sourire. «Toi aussi, tu la ramènes pas, hein ?»

Deux jours plus tard, je reçois un coup de fil de Malakine. Il savait pas comment commencer. Il me dit : «Ca foire... Mon beau-frère, il a lâché le morceau.»
- «Il a lâché le morceau à qui ?»
- «Ce con, il en a parlé à sa femme... A ma soeur, quoi ! Elle nous pourrit la vie avec ça depuis hier !»
Sur le coup, j’ai eu comme un soulagement. C’était lâche mais c’était l’occasion ou jamais de tout arrêter. J’ai ricané. Mais là, j’ai merdé. Malakine, c’était un vaniteux. Ca l’a piqué mon rire. Il a fait aussitôt : «Mais ça change rien. On le fait quand même.» Et puis, il y a eu un grand silence. On savait plus quoi dire. Y’en a pas un de nous deux qui aurait eu le courage de s’avancer. Malakine, il attendait un truc de moi mais en même temps, il voulait pas porter la responsabilité. On s’est dit à bientôt.

Le lendemain, je me pointe au garage de Filipini. C’est lui qui m’avait appelé. La bagnole était prête. J’arrive et je le vois au milieu de la cour devant la voiture, capot grand ouvert. On aurait dit un paon qui faisait la roue. Alors là, il était fier ! Sans parler, il me montre le moteur. Je vois un moteur, pas particulièrement différent d’un autre mais avec un tortillon en forme d’intestin chromé par dessus. Et des trompettes en argent sur les côtés. J’osais pas lui dire que ça m’inspirait pas plus que ça toute cette plomberie. Ca me faisait penser à des fusils ou des mitraillettes qui auraient fondu en se tordant dans tous les sens. En tout cas, ça sentait la puissance et ça présageait rien de bon. Ca l’a dégoûté à Filipini que je dise rien. Il a fait un geste de la main comme pour balayer autant d’incompréhension et il m’a fait passer sur les côtés de la bagnole. Et là, je vois les portières bariolées avec des flammes. Mais c’était laid. Et naïf en plus. On voyait que ça, ces flammes. Ca ressemblait à un dessin de gamin. J’ai pas pu me retenir. La trouille de tous ces jours passés, ça a explosé là dessus. Je lui ai dit que c’était ridicule, qu’on allait se faire remarquer par les flics avant le départ, que ça allait nous porter la poisse. Que je refusais de monter là dedans avec ça sur les portes. Que le pari était déjà assez con pour pas en rajouter avec des dessins sur la bagnole. Je sais plus ce que je lui ai dit. Filipini, je croyais qu’il allait se défendre, qu’on s’engueulerait. Mais il a rien dit. Il regardait ses flammes. Ca m’a tout coupé. Je lui avais fait de la peine. Ca m’a foutu les boules. Je faisais que des conneries. Je savais pas comment rattraper. J’ai dit : «Je suis désolé. C’est pas grave. Laisse-les, c’est marrant.» Il a pas répondu. Je cherchais un truc à lui dire mais je trouvais pas. C’est lui qui a tout sauvé. Il a fait : «T’es vraiment toujours aussi snob !» Il m’a attrapé par le col et il m’a balancé dans la bagnole. Je savais que c’était pas de la colère. Il s’est mis au volant en regardant droit devant lui sans rien dire. Il avait sa petite revanche à prendre. J’ai enclenché la ceinture. Quand il a démarré, ça a fait un bruit comme un lion qui rote. Et puis, ça s’est mis à tourner. Rien qu’au ralenti, on avait l’impression de lancer des missiles. La bagnole s’est traînée jusqu’à la sortie du garage en pétaradant lentement. Filipini a tourné dans la rue et a traversé le village en première. Ca faisait de l’écho. Les vieux nous regardaient, je me tassais sur le siège. Je savais que ça n’allait pas tarder. Filipini a donné un grand coup d’accélérateur et a passé une vitesse. J’ai pas pu retenir ma tête. Je me suis senti aplati sur mon dossier avec l’impression de ne plus avoir de ventre. On s’est carrément arrachés. J’avais complètement oublié que je supportais pas la vitesse. Pour un problème d’équilibre quelque part dans les tympans. J’ai vu passer le panneau du village comme dans un rêve et puis le talus défiler avec de l’herbe sèche.
Après, c’est du vague, de la montagne russe. On a croisé des ombres, je me concentrais sur mon corps. Je me sentais partir. Je perdais connaissance lentement en sentant ma cervelle qui s’écrasait sur l’arrière de mon crâne. Un truc franchement désagréable à la limite du douloureux.

Je suis resté une heure assis sur un bidon dans la cour du garage. Je pouvais pas marcher. J’étais pas coordonné. Filipini, il m’en voulait plus. Au contraire, il savait plus quoi faire pour me remettre. Moi, la seule idée qui m’arrivait c’est que je contrôlais plus la situation. Et ça c’était pas nouveau. Mais là !...

Il ne restait plus que trois jours avant la course. J’en étais arrivé à envisager de me tirer tout simplement. N’importe où mais surtout de plus les voir à tous ces cons. Je m’en foutais de passer pour un lâche. Deux secondes après, je relisais mes notes. Je les apprenais par coeur. Sans effort. Je connaissais toutes les plaques d’égout et toutes les aspérités des rues de La Chapelle à Porte d’Orléans. J’étais complètement hystérique. Je me voyais assis dans la bagnole, juste avant le signal de départ. La Chapelle, Faubourg Saint-Denis, gauche-droite brutal sur Sebastopol. 90 à droite sur Rivoli. Dérapage assuré. A fond jusqu’à La Concorde. Les pavés. La courbe à 250 et les pavés. Je retombais dans une trouille pas possible. Les flics, les sens interdits. On allait buter des gens. Dès que j’avalais un truc, je le dégueulais aussitôt. J’avais une idée fixe : bouffer des pâtes avant le départ. Les grands champions font tous ça. Ca permet un effort soutenu.

C’était pour le lendemain. Départ : 3 heures du matin, Métro Porte de La Chapelle. Fallait faire vite pour ne pas se faire repérer. Arriver au dernier moment, mettre les bagnoles en ligne sur le boulevard et après... C’était le frère de filipini qui donnerait le départ avec un appel de phares.
J’ai eu Bréguet, Garrel, Malakine et Satrano au téléphone. On aurait dit qu’ils s’étaient passé le mot. Ils ont tous dit : «Je serai là. A l’heure.»

Cette nuit là, j’ai dormi comme un cochon. J’ai même pas rêvé. J’ai passé la journée suivante à peu près vide. Je pensais plus. A part tous les détails du parcours qui me revenaient sans arrêt. Filipini a appelé vers minuit. Il avait garé la bagnole dans une petite rue pas loin de l’endroit du départ. Il m’attendait dans un bistrot. La nuit était limpide et glaciale. Je grelottais mais pas à cause du froid.
Quand je suis arrivé, Filipini m’a regardé de la tête au pied. Il avait l’air sérieux. Il a vu mes baskets et il a fait : «Ca c’est bien, il te faut ça aussi.» Il m’a tendu une paire de gants très fins. Puis il m’a entraîné dehors. Il voulait me préciser les derniers détails.
La voiture était garée près du bistrot. Il l’avait repeinte en noir et il avait viré les flammes sur les portières. J’ai même pas eu la force de sourire. On s’est assis dedans. J’ai remarqué des tiges tendues en travers de la voiture à l’arrière. Filipini a dit : «C’est des arceaux. En cas de tonneaux, ça évite à la bagnole de s’aplatir comme une crêpe.» Je me sentais me vider de minute en minute. Je flottais. Je réalisais plus très bien. Filipini m’a montré une grosse montre fixée sur la boîte à gants et une lampe avec un pied tordu. Ce pied, ça m’a fait penser à une queue de rat. C’était le seul genre d’idées qui me venait à ce moment. Je remarquais des détails que j’aurais jamais vus autrement. Des trucs stupides. Le chrono par exemple, je trouvais qu’il était trop gros. La voix de Filipini, elle m’arrivait de loin avec des consignes que j’arrivais pas à fixer. Il m’a répété plusieurs fois : «La lampe, tu te la fous entre les genoux pour lire tes notes. Surtout tu m’éclaires pas avec. Et les renseignements, tu me les dis pas à l’oreille, tu mes les gueules ! Tu entends ? Tu les gueules !»
Tout ce qu’il voulait Filipini. Je disais oui à tout. Il a arrêté de parler et il m’a regardé en fronçant les sourcils : «Tu serais pas en train de me faire un plan de merde ? Tu fais dans ton froc ?» J’ai ouvert la portière et j’ai dégueulé sur le trottoir. Toutes mes pâtes. J’avais rien mâché. Je me sentais mal, j’avais plus de force.

On est allés boire un verre. Je me suis enfilé un calva sur les conseils de Filipini. Ca m’a brûlé mais ça m’a remis un peu en forme. L’heure, ça avançait pas. Les gens, autour de nous, ils étaient assez glauques. Mais je m’en foutais. Je fumais clope sur clope. Filipini, il m’a jeté un regard énervé : «Si tu te flingues les nerfs comme ça, tu vas tout faire foirer. J’ai besoin de toi. Je vais pas tout faire.» Alors ça, d’un coup, ça m’a réveillé. Je sais pas ce qui s’est passé, j’ai plus eu peur. Je me sentais excité. Je me suis mis à faire le parcours dans la tête, point par point. Puis le patron a dit que ça fermait. On est allés s’asseoir dans la voiture. On a tout passé en revue. J’ai rajouté des notes sur mon carnet. J’ai essayé le chrono puis la lampe. Elle était bien cette lampe. Elle se tordait dans tous les sens. Filipini m’a montré toutes les poignées où je pouvais m’accrocher. Et il a sorti les casques.

Ca nous a amenés à 3 heures moins 5. Filipini a dit : «On y va.»

Ils étaient tous là, garés sur le bord du boulevard, phares éteints. Bréguet, Garrel, Malakine qui discutaient avec leurs chauffeurs respectifs. Satrano bricolait encore, plongé dans son moteur. Tout seul. Filipini a inspecté les autres bagnoles d’un coup d’oeil. Moi aussi. Les ordures. Ils avaient fait les choses bien. A première vue, ça sentait le rafistolage mais les pneus étaient larges et les caisses très basses. Ce qui m’a fait presque rigoler, c’est quand Satrano a refermé son capot. Il y avait une espèce de bosse dessus en forme de lance-roquettes. Ca devait être une prise d’air. On s’est approchés des autres. Ils étaient livides et ils me fusillaient du regard. Le chauffeur de Garrel avait une tête d’australopithèque. Les autres portaient déjà leur casque. On avait pas vraiment grand chose à se dire. J’ai juste précisé que le départ serait donné par le frère de Filipini, que La Concorde on la prenait par la droite et qu’en cas de pépin, on se dispersait dans la nature. Dans la mesure du possible. Puis j’ai dit «On y va» avec l’air le plus dégagé possible. J’ai entendu Malakine marmonner pour moi : «C’est ça, vas-y pauvre con». Ca m’a fait presque plaisir. Ils crevaient de trouille.

Une voiture est passé. On l’a laissée disparaître au loin puis on a vite aligné les bagnoles. Filipini a vérifié que j’étais bien attaché puis il m’a tapé sur le casque. J’étais crispé sur les poignées, on m’aurait pas arraché du fauteuil. Les 5 moteurs au ralenti, on aurait dit un troupeau de bisons. J’avais la bouche grande ouverte, j’arrivais plus à la refermer. Je pouvais pas regarder autre chose que le boulevard, tout droit. Filipini avait dit que si on avait pas d’emmerdes, on monterait à 250 dans la première ligne. Le frère de Filipini, il était dans sa voiture, sur le trottoir et il faisait toujours pas les appels de phares.
C’est venu d’un coup. J’ai vu les feux s’allumer et la bagnole de Malakine qui filait devant. Filipini a fait hurler le moteur. Je suis parti en arrière en cognant l’appui-tête. Il y a eu une explosion et j’ai aperçu l’auto de Satrano qui flambait, dans le rétroviseur. Puis Satrano qui traversait le boulevard en courant. On fonçait, coincés entre les voitures de Bréguet et de Garrel. On roulait à la même vitesse. Je voyais trouble, j’étais comme saoul de vertige. Mon tympan gauche faisait des bulles. Bréguet, à côté de son chauffeur, il regardait droit devant lui. Il avait les yeux exorbités. Et puis, je me suis rendu compte qu’ils étaient en train de nous dépasser. J’ai hurlé : «Fais gaffe ! Ils nous grattent !» On pouvait rien faire, on était à fond. Dans la bagnole, le bruit était épouvantable. Je comprenais pourquoi il m’avait demandé de gueuler Filipini. En plus ça vibrait de partout. Bréguet est passé devant, suivi de Garrel. On s’est retrouvés derniers. Filipini a gueulé qu’on les aurait à Sébastopol. Je voyais les feux rouges qui passaient comme des étincelles à droite et à gauche. J’en revenais pas, on avait pas encore croisé une seule bagnole. La trouille m’était complètement partie dès qu’on s’était retrouvé derniers. Alors ça, je supportais pas. C’était des trucs de gamin qui me remontaient. Dans la vie courante, jamais je me serais battu pour quoi que ce soit. Ceux qui se défonçaient pour être devant, ça m’épuisait rien que de les voir faire. Mais là, me retrouver dernier d’un pari que j’avais lancé ! Malakine, on le voyait déjà plus. Les autres, devant nous, ils faisaient bouchon. Ils se doublaient, ils se redoublaient, c’était trop risqué de leur coller au cul. On voyait pas ce qui pouvait arriver devant. Une voiture a surgi à droite, Filipini a donné un coup de volant, sans freiner. Je me suis retourné. La bagnole avait calé au milieu du boulevard. Celle là, on se l’était pas prise mais ça sentait le roussi. Mais je me rappelle qu’au lieu d’avoir eu peur, je me suis mis à gueuler contre ces cons qui traînaient dans les rues à 3 heures du matin.
Maintenant, on arrivait au boulevard Sébastopol. Carrément en sens unique. La voie était large mais on voyait des phares arriver en sens inverse. On était toujours à la traîne. Filipini, ça avait l’air de le crisper autant que moi. Il devait avoir son plan. Il marmonnait quelque chose mais je pouvais pas entendre à cause du ronflement du moteur. Le boulevard est arrivé d’un seul coup juste après un virage brutal en gauche-droite. Malakine allait trop vite. Il a freiné brutalement et on s’est tous tassés derrière. Garrel et Bréguet sont partis en travers. J’ai pas vu la manoeuvre arriver. J’ai cogné avec la tête sur la boîte à gants puis je suis reparti contre l’appui-tête aussitôt. Filipini avait donné un grand coup de volant sur la droite en accélérant. On est carrément montés sur le trottoir, la voiture s’est cabrée en prenant la bordure. Une poubelle a voltigé par dessus le pare-brise. On roulait comme des dingues entre une rangée de bagnoles garées et une rangée de platanes. On avait juste la place pour passer et encore mon rétroviseur venait d’éclater sur quelque chose. Sur la gauche j’ai vu la voiture de Malakine qui filait sur le boulevard et lui qui nous regardait avec des yeux ahuris. On était en train de le remonter. Je pouvais pas savourer ce plaisir, je sentais qu’on allait s’encastrer au bout de l’allée sur une petite fourgonnette de nettoyage. Mais Filipini, c’était un dieu. D’un coup de volant, on est passés entre deux platanes pour plonger sur le boulevard. J’ai cogné dans la fenêtre. On s’est retrouvés pile collés à Malakine. Vitres contre vitres, les deux bagnoles à contre-sens en plein Sébastopol.
Moi, j’étais excité mais Malakine c’était pas mieux. Il était fou. Je l’entendais pas mais je voyais ses lèvres qui gueulaient à son chauffeur : «Accélère ! Accélère !» Ce con, il était pire que moi. Et pourtant c’était pas un courageux ! Ce qu’on faisait de mieux comme lâche et en plus râleur et mauvais joueur. Et frimeur. J’ai gueulé à Filipini : «Avant Le Châtelet, c’est les travaux. C’est eux ou nous.» On avait 100 mètres pour les dépasser. Après, c’était cuit. Il y avait un trou entouré de palissades qui bouffait la moitié de l’artère. Il y avait trop de circulation en sens inverse. C’était appel de phares sur coups de klaxon. On pouvait pas empiéter plus sur le boulevard. On frisait la tuerie. Malakine en a profité. On a pilé à un mètre des palissades. Il nous a doublés. Mais Filipini, il a fait glisser la bagnole dans un sens puis dans l’autre, sans s’arrêter, on a pas perdu trop de temps. On avait cet angle droit à prendre. Sébastopol, Rue de Rivoli. Si on se tuait pas avant, on aurait au moins le plaisir de rouler dans le bon sens. Derrière, Bréguet et Garrel, ils se doublaient et ils se redoublaient, ils prenaient dix fois plus de risques que nous. On est arrivés avant Châtelet. Le chauffeur de Malakine a merdé son virage, trop déporté sur la gauche. Filipini a freiné légèrement puis accéléré à fond dans le tournant. On s’est retrouvé dans la rue de Rivoli. J’étais scotché à lui. Il a hurlé : «Barre-toi connard !!!» On était à nouveau collés à Malakine. Et là, c’était la grande ligne droite : Châtelet - La Concorde. Pas un feu arrière en vue ! Le rêve. Rivoli déserte ! Ca m’a presque détendu. Mais, à plus de 250, je savais que si on se prenait une plaque d’égout mal placée, on s’envolait direct. La prise d’air cerf-volant. La bagnole s’enlèverait à la verticale. Je préférais même pas y penser. Pourtant j’aurais eu le temps. C’était fou le nombre de micro-réflexions que j’arrivais à caser entre deux coups de nerfs et un coup de d’oeil sur le compteur kilométrique. Des pans entiers de regrets, d’excitations, de vengeances à satisfaire. Et puis de la petite philosophie à la mesure de l’événement : la mort, le ridicule et le tragique de l’existence, la virilité, tout un fatras de troubles stupides. La façade du Louvre a défilé sur la gauche, enchaînée sur le jardin des Tuileries. Et puis à quelques secondes, c’était La Concorde. La Concorde avec ses putains de pavés et sa courbe mortelle. A prendre par la droite. J’ai regardé le compteur : 260. C’est abruti, il avait gonflé la bagnole à mort. Je commençais à me crisper de partout en me préparant au pire. De 260 on est tombés à 200. On amorçait un freinage de tarés et j’avais la main sur la boucle de la ceinture près à sauter de la bagnole après trois tonneaux et un début d’incendie. Une nausée me montait du fond de l’estomac. Mais à ce moment là, la voiture de Bréguet nous a dépassés par la droite. J’ai vu Bréguet avec un grand sourire idiot qui regardait devant lui avec l’air de pas réaliser à quelle vitesse ils abordaient La Concorde. Je les avais oubliés ces cons là. Pour moi, c’était une affaire réglée. J’ai prévenu Filipini mais il les avait déjà vus. On ne pouvait pas faire grand chose. Bréguet s’est engouffré sur la place de La Concorde dans un début de courbe majestueux avec sa voiture folle. Il faisait des flammes ou des étincelles, je croyais qu’il prenait feu. Son pilote était complètement cinglé, ils penchaient de plus en plus sur la droite. Filipini a gueulé : «Ils touchent ces cons ! Ils ont la robe trop basse avec les pavés ! Ils sont foutus !» La bagnole de Bréguet s’est levée sur deux roues et à filé droit sur les Champs Elysées au lieu de prendre vers la Seine. Puis elle est retombée à plat et s’est arrêtée en plein milieu de l’avenue. Bréguet et son pilote sont sortis en courant et on disparus dans les allées d’arbres. Nous, on achevait proprement le tour de la place, direction le boulevard Saint Germain. Finalement, on s’en sortait très bien. Ca n’avait duré que quelques secondes pendant lesquelles ma cervelle s’était plaquée sur le côté gauche de mon crâne. J’avais même vu double à cause des trépidations sur les pavés. Je me demandais comment Filipini pouvait conduire dans de telles conditions. Je l’ai regardé. Il était fou de rage et il gueulait : «Ton pote, il a prit la place par la gauche cette ordure ! Je vais le niquer !» Effectivement, pendant que Bréguet faisait ses figures sur la Concorde, il m’avait bien semblé voir Malakine couper court par la gauche de l’obélisque et manger la moitié de la courbe. L’enflure ! Ca lui ressemblait. J’étais sûr que ça venait pas de son chauffeur mais de lui. Filipini, il était passé dans sa phase destructrice. Je le retrouvais comme à l’armée. Quand on le faisait trop chier, il pétait les plombs. Il avait Malakine dans le collimateur. Je pouvais plus rien faire ou dire quoi que ce soit. Ca l’aurait encore plus énervé. En même temps, ça m’arrangeait. Malakine il me gonflait. Ses coups de pute, maintenant, ça faisait trop. On lui avait toujours tout passé et il en profitait.
Ce mec, c’était un aigri agressif. On s’est envolés, sur le pont de La Concorde. J’avais pas eu le temps de rappeler à Filipini qu’il y avait une mauvaise soudure au sol. On est retombés face à l’Assemblée Nationale. Je me suis explosé le cul sur l’attache de la ceinture. Le planton en service devant l’assemblée nous a vu arriver sur lui. Il a essayé de tirer son flingue mais il était complètement paniqué. Dans le rétroviseur, il était encore à essayer d’ôter le bouton pression de son ceinturon. Sur le chronomètre, on en était à 9 minutes. Ca se tenait. Boulevard Saint-Germain, voie à sens unique, on était encore dans le bon sens. Mais il y avait des traînards. On était pas très loin de Malakine, il s’embrouillait dans le trafic. Filipini passait entre les voitures, on remontait bien. J’entendais des coups de klaxons qui sifflaient comme des sirènes sur notre passage. Filipini économisait ses gestes comme si ça allait nous faire aller plus vite. Mais il était concentré à fond sur les feux arrières de Malakine. Il lâcherait jamais. Je cherchais même plus à lui indiquer les défauts de la route. Je sais pas combien de rétroviseurs il avait flingué en frôlant les autres voitures. On est arrivés au cul de Malakine. Là, on pouvait le gratter mais Filipini ne doublait pas. Il lui touchait le pare-choc. C’était de la folie. On roulait à 180 et on avait le tournant de la rue de Rennes à prendre bientôt. J’ai vu que Malakine commençait à paniquer, il se retournait sans arrêt pour savoir ce qu’on faisait. A une cinquantaine de mètres de la rue de Rennes, sa bagnole a freiné pour prendre le virage. On lui est rentrés dedans mais Filipini a accéléré au lieu de piler. Devant, ils ont rebondis sur la gauche avec un hurlement de vitesse mal enclenchée. Ils ont complètement foiré leur virage, prit le trottoir puis cogné sur une façade. Nous, on les a passés sans problème. Derrière, ils ont fait encore quelques dérapages et ils ont finis au milieu de la rue avec le moteur fumant. Filipini a arrêté notre voiture. Il l’a laissée tourner au ralenti avec de légers coups d’accélérateur qui faisaient rugir le moteur comme d’impatience. Il regardait dans le rétroviseur intérieur sans rien dire. Il voulait vraiment se battre. Ca lui avait pas suffi. C’était trop facile. Dans l’autre voiture, Malakine, il devait avoir qu’une envie : se barrer sans laisser de traces. La bagarre, il s’en foutait royalement. Quand le vent tournait, son amour propre s’envolait avec. Mais apparemment c’était pas pareil pour son pilote, il crevait de remettre ça. Ils s’engueulaient là dedans, ils gesticulaient, on entendait le moteur qui essayait de repartir. Et puis finalement, ils y sont arrivés. Ils se sont arrachés et ils ont foncé droit sur nous. Filipini a passé la vitesse, on les a évités d’un poil. Ca virait à la haine. On s’est retrouvés côte à côte en pleine accélération. Malakine, il fixait droit devant, il osait pas nous regarder. Il faisait dans son froc, ça se lisait sur son visage. Décidément j’aimais pas sa gueule. Je le revoyais en train de pavoiser dans des soirées avec sa coupe de champagne entre deux doigts. Pauvre con. Pique-assiette. Coq de salon. Si on en sortait vivants, j’allais lui tailler une de ces réputations ! J’allais m’exciter encore plus sur lui mais j’ai aperçu des gyrophares en plein milieu de la rue à une centaine de mètres. Les flics. Ou les travaux publics. Je sais pas quoi mais ça barrait toute la route. Lancés comme on était, on se les prenait à coup sûr. Mais ce dieu de Filipini a accéléré pour se dégager de Malakine, on l’a doublé et on a foncé sur la gauche dans une petite rue. J’ai cru qu’on se retournait. On s’est vraiment levés sur deux roues avant de retomber salement à plat. J’en pouvais plus. Je sentais plus mes os. Ca sortait de partout. J’avais plus un centimètre carré de viande intact. Derrière, ils ont fait pareil sauf qu’en plus ils y ont laissé une aile et un phare. Sans compter les voitures garées à gauche et à droite. Sur une cinquantaine de mètres, ils ont moissonné tout ce qui dépassait. Ca devenait approximatif. Filipini a ralenti jusqu’à ce que les autres nous touchent au cul. Mais juste collés, sans oser faire plus. Ils pouvaient pas se le permettre. Il y auraient laissé leur radiateur. On est redescendus en seconde. La bagnole de Malakine recommençait à fumer. On avançait entre les façades en pétaradant. Filipini a traîné comme ça jusqu’au boulevard suivant et il a relancé la voiture. De justesse. Malakine allait en profiter pour se barrer. Il avait les mains sur la portière, prêt à planter son pilote là. Maintenant, on était sur le boulevard Raspail, direction la place Denfert Rochereau. Filipini remettait la gomme. Dans le rétro, j’ai vu une troisième bagnole qui déboulait de la petite rue. C’était Garrel. Apparemment en pleine forme. Fidèle à lui même. Il attendait toujours que les premiers s’étripent devant lui avant de remonter en première ligne. L’air assoupi mais toujours prêt à bondir. Une philosophie de crocodile. Un vrai féroce sous un air discret et presque candide. Filipini l’a aperçu aussi et il a semblé réfléchir. La voiture de Garrel était maniée adroitement et sûrement. Il avait bien choisi son pilote. Filipini a freiné brutalement et la voiture de Malakine est venu cogner notre arrière dans un grand nuage de vapeur. Ca y est, ils étaient raides, leur radiateur pissait. Ils se sont arrêtés mollement, Garrel les a dépassés. J’ai regardé Filipini. C’était pas un méchant mec. Il avait toujours des ripostes proportionnées. Un aristocrate du jeu. Je me suis demandé ce que j’aurais fait à sa place. Je me serais certainement excité. Ca aurait peut-être mal fini. J’étais presque déçu. Malakine je l’aurais achevé mais autrement. Filipini a dit : «Bon ! Allez !» Il était déjà passé au registre Garrel. Il m’étonnait. Il sentait les mecs à travers leur bagnole. Malakine, c’était un connard brouillon. Garrel, un finisseur. On a coupé le boulevard Montparnasse en rasant deux voitures qui venaient de la droite. Ca ne me faisait plus aucun effet. Garrel remontait sur nous à une vitesse incroyable. Un type titubait au milieu de la route en brandissant une bouteille. On ne savait pas de quel côté il allait tomber. On a fait un écart mais sa canette a éclaté sur le pare-brise. Garrel en a profité pour nous doubler. Ca recommençait à faire course. On a fini la dernière portion du boulevard, moi écrasé dans le fauteuil, Filipini cramponné au volant, le pied à plat sur l’accélérateur. Le chauffeur de Garrel a abordé magnifiquement la place Denfert Rochereau malgré les pavés. Sa voiture est partie perpendiculairement et s’est rattrapée par une accélération foudroyante une fois dans l’axe de l’avenue du Général Leclerc. Un véritable avion à réaction. Filipini n’a pas osé faire pareil et a perdu du temps en freinage. Comme pour s’excuser, il a dit : «Ce mec, il est fou, ils auraient pu partir en tonneaux sur les pavés.» On était maintenant sur l’avenue Leclerc. La dernière ligne droite. Au bout, la Porte d’orléans, à un peu plus d’un kilomètre. Garrel, c’était un mec de fin de course. Il gagnait toujours en fin de parcours. Le dernier point noir, un rond-point assez fréquenté à 500 mètres. On est arrivés dessus comme des dingues. Garrel avait dû freiner pour laisser passer une voiture. On l’a rattrappé à ce moment là. On a enfilé la dernière portion de l’avenue côte à côte, vitres contre vitres sans que l’un ou l’autre puisse prendre l’avantage. Filipini était fou. Il perdait son sang-froid. Il gueulait : «C’est pas vrai ! C’est pas vrai !» en secouant le volant comme pour aller plus vite. A ma droite, le pilote de Garrel faisait pareil. Et Garrel lui-même qui me fixait avec un regard d’acier. On était au bout, on arrivait. Encore le boulevard de ceinture à traverser et c’était fini. C’est à ce moment que j’ai vu les flics. Une bagnole en planque sur le trottoir de gauche à une cinquantaine de mètres. Filipini, Garrel et son pilote l’ont vue en même temps. Nos deux pilotes ont eu une réflexe commun et complètement stupide. J’y ai repensé par la suite sans comprendre. Ils ont freiné brutalement. On était lancés comme des bombes. Les deux voitures sont parties en toupie, soudées l’une à l’autre. On a fendu le boulevard en vrille, violemment. Il y avait d’autres bagnoles qui arrivaient, on n’en a touché aucune. Un truc à vous rendre mystique. Filipini avait lâché le volant, ça ne servait plus à rien et il gueulait : «Mets-toi en boule ! Plie les genoux !» J’attendais le choc. J’étais fasciné, ça ne venait jamais, ça durait des heures. Ce sentiment de ne plus rien contrôler était grisant. Presque reposant. Ca a cogné d’un coup. Un fracas aussi sourd que cristallin. Féérique, des éclats partout. Ca scintillait. Il y a eu un grand silence, j’ai aperçu les réverbères et nous sommes retombés. Plus rien. Par le pare-brise éclaté, on apercevait la statue du Maréchal Leclerc dressée vers un ciel étoilé. C’était mon premier accident. C’est tout ce que j’arrivais à formuler. Je n’étais sûr de rien d’autre. Mon premier carton. Savoir si j’étais vivant, alors ça, rien ne me permettait de le prouver. Ma bouche était remplie de petits cubes lisses mêlés à un liquide tiède et écoeurant. J’avais avalé le pare-brise. Filipini me regardait, je ne comprenais pas ce qu’il me demandait. Puis j’ai vu le chrono complètement déformé, coincé sur 16. Une minute de trop. A cause de ce trou du cul de Malakine. Je répétais : «On a une minute de trop... Une minute de trop... On a...» Filipini a sauté de la voiture et est venu m’extraire. Je suis tombé sur de l’herbe mouillée. Notre voiture était dressée en l’air sur celle de Garrel. Tout le reste est confus. Je me rappelle d’un jardin public. On courait tous les quatre. Les flics arrivaient. Je me suis tourné à un moment. Les deux bagnoles formaient une sculpture moderne fumante dressée vers le ciel. Le souvenir suivant, c’est le métro. On attendait le premier métro, je crois, assis sur le quai. Garrel et son pilote de l’autre côté des voies, face à nous. La gueule de Garrel. On aurait dit qu’on lui avait criblé le visage à la chevrotine. Son pilote, je découvrais sa tête. Je l’aurais pas imaginé comme ça. C’était un adolescent. Je sais pas où il l’avait trouvé Garrel. Un gosse. Il me regardait avec un air inquiet et interrogateur. Il avait gardé son casque à la main. Et oui, tout ça, c’était un pari de vieux cons. Et c’était moi qui avais lancé l’idée. Lui, il avait fait son travail comme un professionnel. Sans rien au bout. C’était comme ça. Tout ce que j’ai pu faire pour le remercier, ça a été de lever mon pouce. Un geste que je détestais. Il avait assuré. Filipini fixait les rails, personne ne parlait.

Au dessus de Garrel, une affiche faisait de la pub pour une marque de piments Mexicains avec un slogan idiot : «Donnez du piquant à votre existence.»