Crânes Fêlés


Paris Novembre 1999


Jao Moss Afia était assis au milieu de l’avenue et souriait bêtement sous les flashes avec son front ouvert et ruisselant de sang. Autour de lui, c’était la panique. Les CRS chargeaient comme des buffles et cognaient sans discernement, aidés par des commandos néo-Nazis qui surgissaient comme des éclairs au milieu des manifestants. Jao Moss Afia rayonnait de bonheur et brandissait l’étendard de son mouvement devant les photographes. MORT AU RACISME. C’était la consécration. Les journalistes et la télévision étaient là. Jao tendait son front béant aux objectifs - il était fier du coup qu’il avait reçu, l’un des plus beaux de sa carrière de militant - en répétant : «Vous êtes témoins hein, vous êtes témoins ! Nous sommes là pour dénoncer ces pratiques ! Nous vivons dans un état faciste et raciste !» Mais son discours était couvert par les hurlements des blessés, les injures des cogneurs et les craquements des os qui se cassaient sous les matraques. De toutes façons, Jao ne regardait pas vers les caméras car le sang lui troublait la vue. Les balayages incessants des gyrophares bleus ou oranges et les vapeurs des bombes lacrymogènes ajoutaient à son aveuglement. Il ne se rendait pas compte que personne ne lui prêtait attention. Il cria encore «Mort au racisme !» et s’évanouit.

Quand il se réveilla, Jao était affalé contre une façade, sans doute traîné là par une âme bienveillante. La nuit était tombée et le boulevard baignait dans la lumière dramatique des gyrophares des pompiers et des ambulances. Toujours ces gyrophares que Jao ne supportait plus. Sa tête lui faisait très mal. Il plissa les yeux pour essayer de voir ce qui se passait. Des grappes de curieux étaient penchées au dessus des victimes et gênaient les secouristes. Au milieu de l’avenue, une voiture couverte de neige carbonique finissait de se consumer. Le sol était jonché de vêtements déchirés, de tracs et de banderolles lacérées. Tous les platanes portaient des affiches fraîchement collées. Jao se leva en titubant et s’approcha pour lire : LES NÈGRES C’EST DE LA PÈGRE. Il se dirigea vers un autre platane et lut : YOUPINS AU FOUR. Mais son front était trop douloureux pour lui permettre de ressentir quoique ce soit. Il se décida à rentrer chez lui réalisant qu’il n’y avait plus rien à faire sur place. Au bout de quelques minutes le souvenir de son succès récent lui fit un peu oublier sa blessure. C’était un grand jour pour son mouvement. Il hâta le pas, convaincu qu’il pourrait se voir au journal télévisé. On l’avait filmé en pleine action, lui, le président de Mort au Racisme. Quel coup médiatique. Il était temps que 10 ans d’effort soient enfin couronnés par une reconnaissance nationale. Il se voyait sur le petit écran, brandissant son étendard, le front sanglant. Il entendait le commentaire du journaliste : «Il s’en sont même pris au Président de Mort au Racisme, Jao Moss Afia, Jao Moss Afia qui comme vous le savez lutte avec acharnement depuis plus de 10 ans contre le racisme.» Jao s’arrêta devant une vitrine et contempla sa plaie. Le sang s’était coagulé et un sillon noir vertical fendait son front en deux. Il était fier. C’était vraiment la plus belle blessure qu’il ait jamais eue. Il s’aperçut soudain qu’une jeune fille pleurait la tête entre les mains, assise sur le pas de porte du magasin, juste à ses pieds. Il se pencha vers elle et lui demanda si elle était blessée. Quand elle leva le visage vers lui, il vit qu’elle était métis. Il en éprouva un trouble presque désagréable. Voyant qu’elle n’avait rien, il se releva lentement, exhiba son front pour bien montrer que c’était lui le martyr. Puis il s’éloigna et reprit sa rêverie. Il revit les locaux sordides de la banlieue nord dans lesquels le Mouvement était né. Une cave qui s’innondait régulièrement et qui ne pouvait servir que de siège social. Il était impossible d’y entreposer quoique ce soit. A l’occasion, il s’y réunissait avec le seul et unique militant qu’il avait réussi à convaincre, Moktar, un simple d’esprit en quête de père. Mais l’humidité était telle, même en été, qu’au bout d’un quart de discussion assis sur des caisses, il fallait sortir se sécher à l’extérieur.
Jao remonta encore le temps. Il avait 16 ans et avait été élu par un groupe de crânes rasés, Monsieur Métêque du quartier. D’un père Marocain frôlant l’intégrisme religieux et d’une mère Juive Ethiopienne non reconnue par les siens, Jao promenait depuis son enfance un mauvais métissage physique qui allait s’aggravant avec le temps. Il reconnaissait lui-même dans ses moments de déprime que sa tête était un véritable ramassis des pires caricatures racistes. Cette élection lui avait donc valu à 16 ans son premier coup de barre sur le crâne. Le Mouvement était né de ce traumatisme mais n’avait jamais regroupé plus d’une dizaine de militants. D’ailleurs, la seule fois où l’association put s’enorgueillir d’un tel nombre d’associés, il se créa une lutte pour la présidence qui fit redescendre à quatre le chiffre des participants. De toutes façons, Jao n’avait jamais su lui-même s’il militait par altruisme et révolte ou par simple revanche personnelle. Par nature, il était indécis et c’est avec beaucoup de mal qu’il avait appris la distinction politique entre la gauche et la droite puis entre l’extrême gauche et l’extrême droite. La seule parade qu’il avait trouvée devant un tel flou avait été de s’autoproclamer apolitique et encore cette notion avait été difficile à assimiler.
Le second grand coup dans l’évolution du Mouvement fut celui qu’il reçut lorsqu’il prit l’initiative stupide de s’adresser directement au Président du mouvement officiel contre le racisme. Ce véritable contre-pouvoir en pleine expension était mené par un Beur ambitieux qui n’avait pas une seconde de son temps à accorder à ce qu’il considérait comme un quelconque parasite. Jao, convaincu que le monde appartenait à ceux qui se lèvent tôt et que la fortune ne souriait qu’aux audacieux avait essayé de forcer la porte du domicile personnel du président à 7 heures du matin. Un garde du corps aux sourcils blonds et au crâne rasé lui avait calmement asséné un coup de matraque sur le front. Jao s’était effondré sur le tapis rouge du couloir de ce superbe immeuble du premier arrondissement de Paris.
Les insuccès et les erreurs de parcours n’avait jamais affecté Jao. Il possédait une certaine régularité dans sa molesse militante qui avait fini au bout de 10 ans par regrouper autour de lui une centaine de personnes. La plupart étant des bras cassés dont le seul point commun était l’absence de nationalité française. Les trois-quarts rejetés par les mouvements officiels anti-racistes car trop gênants ou inutiles. Ils attendaient tous du Mouvement qu’il leur fournisse soit un logement, soit un revenu quelconque. Jao s’efforçait de leur communiquer le peu de flamme et d’espoir qu’il portait en lui au cours de réunions longues et stériles. C’était tout ce qu’il pouvait offrir à ses adhérents. Et puis de toutes façons, même si son Mouvement avait eu droit aux égards des politiques, Jao aurait été incapable de formuler une revendication précise et cohérente. Mort au Racisme flottait depuis toujours dans une vague lutte contre la chasse au faciès. En général, les sorties publiques du Mouvement se faisaient en dehors de toute actualité particulière et encombraient inutilement une ou deux rues, le temps que le cortège se disloque de bar en bar. Les quelques élus municipaux d’arrondissement qui avaient généreusement reçu Jao avaient rapidement délaissé le dossier car ils ne cernaient pas le but de l’association et tout espoir de subvention avait été définitivement abandonné. Aussi, le Mouvement cherchait désormais une audience en vampirisant les défilés officiels comme cette après-midi.
Quand Jao arriva chez lui, il alluma la télévision et s’assit devant. Le journal de 20 heures allait bientôt commencer. Il était persuadé qu’il allait se voir à l’écran mais son enthousiasme était tempéré par son mal de crâne qui redoublait. Deux gouttes tièdes tombèrent sur sa main. Il saignait du nez. Il alla dans la salle de bain et s’enfonça un gros morceau de coton dans la narine. A la lumière du néon, il lui sembla que son front était enflé. Il jura : «Encore un coup de ces putains de nègres !» Il crut que quelqu’un avait parlé à sa place. Sa phrase résonnait encore dans sa tête mais il ne pouvait croire l’avoir prononcée. Très troublé, il regagna son fauteuil. Le journal commença sur des images particulièrement violentes de la manifestation de l’après-midi. Des bandes de casseurs cagoulés étaient venues de la banlieue et faisaient sauter les vitrines sur leur passage. Devant les caméras, ils retournaient les voitures et les embrasaient. Jao fixait l’écran de sa télévision, ébahi car il n’avait rien vu de tout cela. Il était persuadé que la grande manifestation à laquelle il avait participé avec son Mouvement n’avait été perturbée que par des groupes d’extrême droite. Du moins, c’est tout ce qu’il en avait vu.
Il suivit le journal jusqu’à la fin, sans apercevoir ne serait-ce que l’un des militants de son Mouvement. Plus que la déception de ne pas avoir été filmé, Jao ressentait une sorte de répulsion devant les jeunes casseurs, principalement des beurs. Certains ne portaient pas leur capuchon rabattu et leurs visages étaient à découvert. Pour la première fois de sa vie, Jao éprouvait un malaise à la vue de ces visages métissés. Il se leva à nouveau et se regarda dans un miroir. Lui aussi avait le cheveux crépu et même cranté. Et la couleur de sa peau oscillait entre le marron et le verdâtre. Il eut un grognement de rage et un mouvement de la main instinctif comme pour balayer son image. Avec une sourde envie de pleurer, il se rabattit sur la salle de bain et entreprit de nettoyer sa plaie pour oublier ses dernières sensations. Après s’être désinfecté et collé un large morceau de gaze sur le front, le tout sans se regarder dans la glace, il alla se coucher.
Malgré sa blessure, Jao dormit. Mais il dormit mal. Son sommeil fut envahi de rêves pesants au cours desquels il assistait en tant qu’accusé à des procès et avait à se justifier auprès d’une foule d’élus locaux. L’un des juges s’adressait à lui avec une fausse bienveillance : «Monsieur Moss Afia, vous vous doutez bien que vous n’êtes pas ici par hasard. Vous êtes l’instigateur de troubles publics. Et ceci depuis longtemps. Votre mouvement n’est qu’une façade pour regrouper la lie de notre société. Y-a-t-il ne serait-ce qu’un véritable français dans vos rangs ?» Même dans son sommeil, Jao n’arrivait pas à s’expliquer, à se révolter, à exprimer ses convictions qui n’en étaient pas. Il avait juste conscience - et une conscience forte- qu’il divaguait depuis toujours. Son caractère était d’une telle inconsistance qu’il n’était même pas attristé de se savoir aussi vague.
Lorsque le jour se leva, Jao ne ressentait plus aucune douleur au front. Il se dit qu’il avait une fois de plus surestimé le côut de son martyre. Par contre, il sentait au fond de lui une rage indéfinie, une envie de cogner. On sonna à sa porte. Jao se leva et alla ouvrir sans prendre la peine de se peigner ou d’arranger les plis de son pyjama. Devant lui, Momo, l’un des piliers de bar du Mouvement, le regardait, étonné : «Qu’est-ce que t’as au front ?» Jao prit un air détaché et répondit que ce n’était rien. Qu’il avait reçu un coup en repoussant des CRS. Momo leva les yeux en l’air comme pour réfléchir : «Ah oui, la manif d’hier... Vous y êtes allés alors ? Moi, j’ai pas pu, j’avais un truc à finir...» Puis aussitôt et sans aucune gêne, il demanda à Jao de lui prêter un peu d’argent pour la journée. L’autre soupira puis alla chercher un billet dans son porte-monnaie. Les deux hommes se saluèrent et se quittèrent. Jao s’assit sur le canapé et marmonna : «Putain d’arabe !» sans s’étonner de ses propos comme il l’avait fait la veille.
Quand Jao sortit de chez lui, il devait être 10 heures du matin et le soleil brillait. La journée s’annonçait belle avec un air tiède pour cette saison automnale. Pourtant la première sensation qu’eut Jao en posant le pied sur le trottoir fut de l’énervement. Juste contre la porte de son immeuble, un vendeur de type indien avait installé un chariot de supermarché transformé en brasero pour marrons grillés. Ce type de commerce à la sauvette était courant dans le quartier mais Jao ne put le tolérer sous ses fenêtres. Il regarda le vendeur méchament. Son visage marron, presque noir et ses cheveux raides comme des plumes de corbeau le dégôutèrent. Il l’agressa : «Vous n’avez pas le droit de pratiquer ce commerce sans licence ! En plus, c’est dangereux de faire ça contre une habitation ! Il vous faut partir !» Pour toute réponse, le vendeur lui tendit une pochette de marrons fumants avec un air placide. Jao lui tourna le dos et traversa la rue d’un pas rapide. Les trottoirs de ce quartier populaire grouillaient d’une foule bruyante et colorée. Jao essayait d’éviter les frottements des passants en pestant contre cette racaille étrangère qui polluait la ville. Les odeurs d’huile d’olive et les parfums exotiques qui sortaient des échoppes se mélangeaient en une puanteur grasse. Jao comprenait que quelque chose ne tournait plus rond dans sa tête. Mais il sentait qu’il était trop tard pour réagir. Il passa la matinée à errer dans son propre quartier, marmonnant des injures racistes et gesticulant à chaque bousculade. Vers 11 heures 30, il revint chez lui. Le vendeur indien était toujours placé devant l’entrée de son immeuble et attendait calmement les clients au dessus de son braséro. Jao passa devant lui sans le regarder. Il fila dans l’arrière-cour de son bâtiment, ouvrit la porte d’un petit débarras et en sortit un longue barre de fer. Il ressortit aussitôt dans la rue comme un automate. Devant tout le monde et dans un état de somnambulisme, il leva la barre au dessus de l’indien et lui fracassa le crâne d’un coup violent. Quelques instants plus tard, lorsqu’il se retourna avec un air stupide vers les policiers, il avait toujours la barre sanglante entre les mains. Il eut un mouvement maladroit en direction des agents qui lui tombèrent dessus à coups de matraque. Jao s’effondra à côté de l’indien, le front fendu à nouveau. Il vit un instant le ciel bleu au dessus des immeubles. Puis ce fut le noir total.