Déjecteur

(Etat de violence)
(Beau temps pour crever bêtement)

Paris Aôut 2000


C’était une de ces nuits de fin de printemps où Paris exhale la chaleur accumulée sous forme de parfums mêlés. Ceux de l’asphalte ramollie et de la terre des pelouses arrosées.

J’avais été attiré par la rumeur comme une hyène.

On ne pouvait pas dire que les pavés volaient car il n’y avait plus de pavés sur la Place. Juste le sable piétiné.
Mais ça sulfatait quand même pas mal des deux côtés. Je me promenais dans le faisceau bleu des gyrophares et les hurlements des filles qui griffaient le bitume, traînées par les CRS hystériques. Je serrais les façades balayées par les éclairs des cars de police, prudent mais attentif à ne rien perdre de ce cirque.

J’aimais cette atmosphère de merde humaine.


Je me doutais bien que ça flamberait.

C’était même dans cet espoir que je traînais sur les trottoirs depuis plusieurs jours. C’était la saison des revendications et les manifestations s’empilaient jour après jour dans une ambiance de kermesse ridicule.

Ils faisaient même la queue légale pour défiler et certains cortèges ne trouvaient de créneaux horaires qu’après 21 heures le soir.
Avec l’éventail de revendications proposées, ne pas manifester en cette saison frôlait le comportement antisocial. Chacun se sentait des démangeaisons dans le bas du dos et venait se gratter en plein air dans la colonie de son choix.

Moi, je longeais les défilés, les mains dans les poches, avec une irrépressible envie de déclencher un incident grave dans ces convois de crasse animale.

Mais, finalement, la tension montait.
Et c’était bien. Trop de manifestations s’étaient déroulées dans le respect des lois de la République. Elles en perdaient leur sens. Disparates, bouffonnes, elles n’étaient que prétexte à carnaval.

Je savais qu’il suffisait parfois de peu pour allumer l’incendie et je regardais avec sympathie les éventuels semeurs de merde qui tournaient comme des mouches autour de ces processions.
Une belle race que ces raclures gavées d’ennui et de violence, qui trépignaient de haine au flanc du troupeau.

J’observais les matons qui suaient sous leur casque.
Ils avaient aussi peur qu’envie de cogner.

Ceux-là, c’étaient mes préférés. Je les admirais, parqués des après-midi entières sous le soleil, dans leurs fourgons. Alignés comme des chenilles le long des boulevards. Ils dévoraient leur plateau-repas derrière leurs vitres grillagées, gavés comme des gorets avant d’aller disloquer et se faire disloquer.

Une armée de samouraï de bas de gamme avec leur visière en plexiglass et leur genouillères de plastique.
Je pensais avec délectation qu’il y en avait dans le tas que leur femme et enfants retrouveraient en fin de soirée en piteux état, voire pas du tout.

J’ai connu des instants sublimes sur les boulevards de la ville grâce à ce type d’événements.

J’ai emprunté une avenue entière, figée en fin d’après-midi dans un silence de mort à attendre l’arrivée des aboyeurs et le début des festivités.
J’étais le seul à me promener sur la chaussée déserte, au milieu d’une allée de fourgons et de représentants de l’ordre. Ca les avait rendus nerveux de me voir flâner avec mon air innocent et pas mal de matraques avaient frémi sur mon passage.

On entendait le bruissement des platanes et le roulement sourd qui montait du fond du quartier.

Toutes les fenêtres débordaient de grappes de curieux trop heureux d’avoir de l’action sans sortir de leur clapier.

J’avais prié pour qu’eux aussi s’en prennent plein la tête du haut de leur mirador et les casseurs m’avaient exaucé en balançant deux ou trois cocktails dans les étages.

L’important dans le jeu, c’est de participer, n’est-ce-pas ?

Le climat était donc à la contestation. Ca venait comme d’habitude avec les beaux jours et cela s’arrêterait peu de temps avant de faire les valises pour les congés annuels. Du militant de base au premier ministre, cette trêve est sacrée.

Le soleil permet de parader en déployant mille excentricités, aussi tartes les unes que les autres. Défiler en soutien-gorge avec un slogan inscrit au rouge à lèvres autour du nombril.
Ce type d’image qui doit conforter tout bon ministre dans sa certitude qu’il n’a d’autres mission à remplir que celle de tenter de reconduire son mandat en dehors de toute considération d’ordre social.

Outre une solide envie de viol, cela n’éveillait en moi que le sentiment d’assister à une vaste bouffonnerie où la dignité et la violence d’une mutinerie se retrouvent piétinées dans les débordements d’un carnaval de paysans saouls.

Une rue perpendiculaire au boulevard.

Spectacle divertissant des commerçants inquiets postés sur leur pas de porte.
Un commerce, ça se paie cher et ça se mérite.
En ces temps de désordre, le client effarouché se fait rare et la vitrine fragile.
Dans cette profession, on n’a pas le loisir de la revendication. Ca aussi ça les crispe.

Je prends une bière dans le bistrot désert. Le patron fait l’aller-retour entre son zinc et la porte. Un taxi a planqué sa voiture.

Ils arrivent.

Et puis, il y a cette chaleur qui exaspère même les plus calmes.

Je commande une autre bière, forçant le patron à quitter son observatoire. Je compte me saouler. Pour voir le carnage à la loupe et pour obliger le cafetier à ne pas fermer sa boutique. Un rideau levé, ça permet des dégâts certains.

J’allume une cigarette et je me colle au commerçant qui a regagné son poste. Il observe à tour de rôle les deux extrémités de la rue. Il échange des regards angoissés avec ses congénères figés eux aussi sur le bord de leur échoppe.
C’est à qui devinera par quel côté ça va venir.

Je les rassure : une manifestation d’étudiants, ce n’est pas bien méchant.

Il est encore tôt, le soleil n’est pas tombé.

Dans le bar, la radio est posée sur une étagère au dessus du comptoir.
Une station merdique balance des tubes périmés.

Qu’ai je d’autre à faire qu’attendre les événements ?

La nuit est arrivée.

La police a intelligemment barré la rue d’un seul côté.
Une bonne dizaine de fourgons et leurs barrières en laiton moucheté. Ca fait de bonnes grilles volantes quand la fête atteint ses sommets.

Je suis ivre et je sors prendre l’air en prévenant le patron que je reviens.
Je me dirige vers les flics.
Je retrouve avec plaisir mes bonnes faces de surveillants toujours aussi fermées à l’approche d’un civil.

Je lie conversation, un chef me prend en sympathie. Il m’offre de passer de l’autre côté de la grille pour ne pas me retrouver en mauvaise posture. J’accepte. Deux sbires déplacent pour moi la barrière avec prévenance.
Je demande pourquoi les gyrophares ne tournent pas. Il n’y a pas de festivités sans lampions. Les consignes sont formelles : on ne bouge pas avant la casse.

La nuit est étoilée et les radios crépitent.

Un soldat lève les yeux vers le ciel :
- Il finira bien par pleuvoir.

Je n’y crois pas et je ne l’espère pas.

Une rumeur.

On me conduit à l’arrière avec civilité et dévouement.
On me conseille de ne pas rester dans la zone.

On m’avait apprécié, j’avais caressé dans le sens du poil.
Beau métier mais ô combien ingrat que celui de préserver le passant des éclats de ses concitoyens. Surtout lorsque ces derniers s’abandonnent à des écarts franchement capricieux. Ils m’avaient tous approuvé en remuant le casque.

En partant, je les avais gratifiés d’un : «Allez-y en chantant !»
Ca les avait fait rire bêtement.

Derrière les cars des CRS, il y avait les ambulances. Et de l’autre côté du boulevard, les pompiers.

Le cortège est arrivé vers 22 heures, précédé d’une horde de zoulous
fracassants.

C’était comme une onde de choc. J’ai eu beau guetter, je n’ai rien vu venir.
Il y a eu une détonation puissante et une vitrine est descendu.

Tous les flics ont sursauté. Ils ont rapidement baissé leurs visières.
Dans un désordre total, des casseurs ont envahi la rue et fait sauter tout ce qui ressemblait à du verre.

Les gyrophares se sont mis à tournoyer et les soldats bleus ont chargé en se prenant les pieds dans leurs propres barrières.

Il était temps que ça commence.

Je me suis faufilé jusqu’au coeur du mouvement et je me suis abrité sous une porte cochère.

Les casseurs s’étaient évanouis avec autant de rapidité qu’ils étaient arrivés. Les autres venaient derrière avec leurs banderoles et leur air imbécile.
Des délégations régionales d’étudiants qui prenaient la capitale pour un champ de foire.

Les zoulous avaient bien travaillé, les forces de l’ordre étaient mûres.
Les écoliers allaient s’en prendre plein la gueule pour les autres.
De quoi réfléchir sur leur avenir social.

J’ai vu les premiers arriver, sourire aux lèvres. J’aurais pu dire : «Vous allez vous faire broyer les mecs.» Mais le spectacle de cette chair à canons militante et pleine d’espoir m’a donné mes premières nausées.

J’ai quand même continué à regarder les visages.C’était leurs faces de naïfs belliqueux qui m’intéressaient.

Dans ces soirées, on trouve un échantillonnage de faciès haineux et de rictus assassins qui vous donnent une sale envie de dégueuler. Un bon panorama de ce qu’il y a de plus fétide dans les relatons humaines.

J’étais aux premières loges et ça défilait côté grimaces.

Un flic attrapa une étudiante par les cheveux et la traîna sur plusieurs mètres en se mordant les lèvres de plaisir. Il la plaqua sur une voiture, jambes écartées mais n’eut pas le temps de lui passer sa matraque entre les cuisses.
Une batte lui défonça la visière et ses dents s’éparpillèrent sur la nuque de la fille.

Tout contre, une autre allumée provoquait un groupe d’uniformes en leur promenant sous le casque un bidon d’essence et un briquet.

Finalement, le milieu estudiantin semblait plus affranchi qu’il ne le paraissait dans le domaine de la revendication.

J’avais envie d’une autre bière mais une bagnole flambait entre le bar et moi.

Ce qui m’avait toujours fait rire dans ces démonstrations grotesques, c’était les premiers rangs. Ils plaçaient devant les plus raisonnables et les têtes «pensantes». Depuis des millénaires, les tambours étaient les premiers à dérouiller.

Les flics, ils se faisaient la main dessus. C’était devenu une habitude.
Ca faisait pitié de voir ces quinquagénaires Sorbonnards se faire défriser leur petit collier de barbe bien taillé à coups de gourdin et protester poliment en invoquant l’état de droit.

A quelques mètres de moi, une caricature d’agrégé, pas très vieux et déjà aux trois-quarts chauve. Le front qui pisse le sang. Il erre au milieu de tout ce bordel avec l’air le plus stupide qui soit, la main sur la tête.

Personne ne s’occupe de lui, personne n’est là pour l’achever d’un grand coup dans les parties.

Ce soir, ça joue petit et j’ai soif.

J’aurais pu revendiquer, j’aurais pu être flic. Mais vraiment, on aurait été trop à faire ça. Ca puait la profession de foi ou le manque d’idée.

Cette nuit, ça se fritait en désordre et pour rien une fois de plus.
Et demain, d’autres recommenceraient et faisaient déjà la queue pour ça.

Je les critiquais mais que faisais-je de plus ? Leur agitation me divertissait toujours autant. Eux seuls savaient trouver au fond de mes boyaux ce pur sentiment d’abjection qui me flanquait la gerbe.

Ils me faisaient vomir.

J’aurais voulu dégueuler physiquement sur l’un ou l’autre des deux camps. Mais ça finissait inévitablement en solitaire au fond d’un couloir ou d’une impasse. Je n’avais pas peur de les affronter mais j’avais trop peur d’entrer en contact avec leur sang.

Cette simple idée me dégoûtait.

Je n’aimais pas me mettre à penser au milieu de la fête.

La plupart du temps, je courrais dans le désordre, complètement grisé, en proie à une transe délicieusement douloureuse et écoeurante.

Mais cette nuit, j’étais fatigué. Je n’arrivais pas à trouver le plaisir.

Les soldats rentraient dans le tas sans discernement et les autres en redemandaient. Je les avais pris pour des imbéciles, c’était des méchants.

J’ai eu peur. D’un coup. Pour la première fois.
Une peur terrible de crever anonymement sur le pavé.
Amalgamé à leur crasse.

L’état de bonheur que j’avais toujours ressenti en les regardant se ridiculiser et s'entre-tuer avait fait place à un sentiment de terreur.
Leurs bouches déchirées écumaient de rage. La haine perlait à la commissure de leur lèvres et pendait sur leur menton sous forme d’une glaire blanchâtre.

Je me suis tassé sous mon porche. Mon ventre se retournait.

Peut-être en raison de ma peur, je détaille pour la première fois l’environnement sonore de la violence. Chaque son me taillade les entrailles : le déchirement des vêtements, les coups mats des matraques et des pieds, le bruit feutré et bref d’un nez qui éclate, suivi immédiatement d’un ruissellement sur le trottoir.

Juste à côté de mon porche, une commerçante sanglote devant sa vitrine en ruine. Elle pleure doucement mais je l’entends.
Une poubelle en plastique brûle en crépitant et fond comme du chewing-gum. Des pétards explosent et chaque détonation dégrade un peu plus l’état de mes nerfs.

Je suis fatigué d’avoir peur.

J’ai reculé, reculé en fixant devant moi. J’avais trop peur d’attirer l’attention par un quelconque mouvement. Je suis arrivé dans une cour obscure. J’ai discerné une poubelle. J’ai vomi dessus plusieurs fois.

Je me suis assis près de mon liquide et j’ai arrêté de penser.

Le jour pointait quand je suis sorti de ma tanière.
Un de ces matins printaniers faussement purs.
J’ai vu les dégâts. Une belle fête.

Les balayeurs nettoyaient, indifférents. Ils auraient balayé des cadavres sans plus d’émotion.

Je n’aimais vraiment pas ce monde.

Les balayeuses automatiques avançaient en arrosant les trottoirs.
Elles aussi portaient un gyrophare sur leur toit.

Un monde propre.

Une fille avec un cocard énorme ramassait des tracts éparpillés au milieu de la rue. Des souvenirs de jeunesse.

La balayeuse a reculé en bipant, tous clignotants allumés.
La fille a été écrasée.

Le gyrophare du SAMU tournoyait en silence.

On emportait la fille sur un brancard, le visage recouvert.





Je suis rentré chez moi par les grands boulevards.

La matinée s’annonçait tiède et ensoleillée. Un vrai printemps.