Des Pas dans la Pluie |
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Paris Avril 1999 |
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Cela faisait cinq minutes que je guettais la vieille depuis mon balcon. Cette fois, jallais me la faire. Javais réussi à localiser son passage dans la matinée. Des semaines que jattendais ça. Je la regardais, avec son manteau qui avait la même couleur et la même texture que la plume dun pigeon malade. Du cinquième étage, je sentais quelle puait la fiente. Elle était là, à arroser le trottoir de ses graines avec de petits cris stupides. Cétait elle qui attirait tous les pigeons du quartier sous mon balcon. Cétait une nuit de volatiles qui sabattait sur la rue dès quelle avait lâché la première volée de graines. Ils se déchiquetaient entre eux pour tout bouffer. Quand ils avaient fini, ils senvolaient avec un bruit dhélicoptère. Il neigeait des plumes crasseuses sur ma terrasse pendant dix minutes. Jai couru à la cuisine. Jai pris deux oeufs dans le frigo et je suis revenu au balcon. La vieille était toujours en bas, à piailler au milieu de ses rapaces. Jai vérifié que personne ne pouvait mapercevoir et jai balancé mes projectiles. Le premier oeuf a éclaté sur la tête dun pigeon et la assommé. Le second a explosé sur lépaule de la vieille. Jai vite refermé la fenêtre. Dans la pénombre de mes rideaux tirés, je me suis frotté les mains en jubilant. A travers les vitres, jentendais lautre sorcière qui braillait à la mort. Cet événement mavait étrangement détendu. Je suis sorti deux heures plus tard en regardant à gauche et à droite avant de maventurer dans la rue. Apparemment lincident était clos. Sur le trottoir den face, le pigeon était raide, la tête prise dans le jaune doeuf séché. Un nuage de mouches volait au dessus.
Cétait une après-midi de printemps magnifique. Je flânais sans pensées devant les terrasses pleines des cafés. Lair était tiède et transparent. Jenvisageai daller masseoir sur un banc dans le jardin de la mairie. Jallais traverser le boulevard quand un déluge sabattit sur moi. Je levai la tête. Depuis le feuillage dun platane, une quinzaine de pigeons venaient de lâcher leurs déjections. En même temps. Avec cet esprit communautaire caractéristique de leur race. La chose avait une telle ampleur que les gens autour de moi me regardaient stupéfaits, sans comprendre. Jétais le seul à être touché. Avant davoir un quelconque mouvement dhumeur, je fus saisi par un crainte terrible. Javais lu récemment un article sur le bacille du pigeon. Un microbe atrocement virulent contenu dans la fiente. Jen avais dans les cheveux, dans le cou, sur le visage et jusque dans les chaussettes. Je me suis précipité chez moi. Après être passé sous la douche, je me suis désinfecté le visage et le corps. Jai hurlé lorsque lalcool a coulé dans mes yeux. Je ne voyais plus rien. Mais je navais pas le temps de mabandonner à la douleur. A moitié aveugle, je me suis dirigé vers le lave-linge et jai enfoncé mes vêtements à lintérieur. Le nez collé au cadran des températures, jessayais de discerner la graduation des 90 degrés. Je devais éradiquer le mal le plus rapidement possible. Quand tout fut réglé, je massis sur une chaise, la tête en feu à cause de lalcool dont je métais aspergé le visage. Mes oreilles bourdonnaient. Mes tympans vibraient de roucoulements sourds de pigeons. La journée était foutue, je me connaissais. Ce genre dévénement me plongeait toujours dans une dépression profonde. Je restai jusquau soir enfoncé dans mon canapé, fenêtres fermées, le regard rivé sur la peinture du balcon qui sécaillait lentement sous lacidité des fientes. Ma vue revenait lentement mais sous une forme trouble et déformante. Le lendemain matin, une pluie légère frappait les carreaux. Le ciel touchait les toits. Malgré la tristesse dune telle météo, cétait des journées que jappréciais. Les pigeons restaient dans leurs soupentes. Mes yeux étaient guéris mais je restais encore sous la contrariété de la veille. Je fis cependant leffort de sortir. Jirais prendre un café, acheter du pain, maérer un peu. Jétais conscient que mes journées ne sorganisaient plus quautour de ma haine pour les pigeons. Depuis toujours, je naimais pas ces volatiles mais jamais leur existence ne mavait autant incommodé que ces derniers mois. Dautant que la répulsion quils me procuraient virait progressivement à la terreur. Lorsque je les voyais piquer sur moi, bec en avant, jétais pris de gesticulations hystériques. Je criais, même. Les passants souriaient en me voyant faire ou pire, me fixaient avec inquiétude. Je me dirigeai vers le café du coin à travers un voile de crachin, tenant le col de mon imperméable relevé. Même par temps de pluie, on nétait pas à labri dune fiente tombée dune gouttière. Un brouhaha de dimanche matin régnait dans le bistrot. Cette ambiance me remit de bonne humeur. Je pris le journal et minstallai devant le zinc pour boire mon café. Au bout de quelques pages, je tombai sur un gros titre : «Les combles de léglise seffondrent sous le poids des fientes pendant la messe. 4 morts.» En dessous, deux autres titres : «Les pigeons : un véritable fléau.» et «La chasse aux pigeons ouverte hors saison.» Je parcourus larticle. Ligne après ligne, mes poils se dressaient sur mon corps. Avec mes angoisses, jétais loin du compte. Dans ce petit village de province, bien avant cette catastrophe, les pigeons faisaient déjà des ravages. Un nouveau né mort dun virus véhiculé par la plume de pigeon. Les assurances refusant dindemniser les propriétaires des véhicules dégradés par la fiente de pigeon. Lhorloge de léglise paralysée par les déjections de pigeons. Les récoltes ruinées par la voracité des pigeons. Un paysan tue sa voisine dun coup de fusil car elle nourrissait les pigeons... Je jetai un coup doeil autour de moi. Ca discutait et ça riait dans tous les coins. Cigarette aux lèvres, les habitués commentaient les courses de chevaux et remplissaient des grilles de loto dans la plus parfaite insouciance. Dans un groupe dhommes, je remarquai soudain, un petit vieux à la voix stridente. Gominé et peigné en arrière, vêtu dun costume gris usé, il avait un nez fin et pointu et de minuscules yeux noirs globuleux. Il bougeait sa tête avec les mouvements saccadés dun oiseau. Il me regarda avec un air insolent et ironique. Puis ses yeux perçants se posèrent sur mes chaussures. Il eut une sorte de roucoulement. Je payai mon café aussitôt et sortit. Jétais mal. Je partis au hasard dans les rues. Je narrivais pas à poser ma pensée. Jétais empli dune crainte, dune angoisse informulées. Jentrais dans une boulangerie et achetai une baguette. Lorsque je sortis, je remarquai une série de traces de pattes sur le carrelage de la boutique. Des pattes de pigeon. Je regardai autour de moi mais je ne vis pas lanimal. Javertis la boulangère quun pigeon était entré dans le magasin. Elle me regarda avec un air stupide et incrédule. Je ninsistai pas. Dehors, ce nétait plus du crachin qui tombait mais une pluie lourde et souillée de pollution. Je ne pus pas faire plus de 10 mètres sans risquer de me tremper jusquaux os. Jentrai au hasard dans sous un porche. Je me mis à secouer ma tête ruisselante avec le sentiment désagréable de ressembler à un pigeon qui sébroue. Puis, jattendis que la pluie cesse un peu. Je restai là, la tête à peu près vide. Mon regard se posa sur le sol. Une dizaine de traces de pattes de pigeon arrivaient de lentrée et finissaient juste à mes pieds. Instinctivement je fis un bond en arrière et inspectai autour de moi. Mais je vis pas lanimal. Je me secouai frénétiquement comme si loiseau avait pu se faufiler sous mon imperméable. Toujours rien. Je fis le tour du porche sans rien trouver. Mais ce que je vis me fit dresser les cheveux. A chacun de mes pas, les traces de pigeon se multipliaient. Dès que je posai ma chaussure humide sur le sol, la semelle laissait lempreinte de trois griffes osseuses facilement identifiables. Je collai carrément le pied sur le mur. Même chose. Une patte de pigeon simprimait dans le plâtre. Je retournais mes chaussures mais les semelles étaient tout ce quil y a de plus lisse. A ce moment précis, une petite femme rondelette se pencha par une fenêtre et me hurla que si je voulais nettoyer mes chaussures, je navais quà le faire sur le trottoir. Je partis sans mexcuser, couvert de sueur, les tempes en feu. Jétais en train de devenir fou. Cétait donc comme ça que se déclenchait le processus. Mais malgré ce constat médical, je restais persuadé que ce qui marrivait était bien réel. Je passai devant la mairie et ouvris le portillon du jardin public. Je voulais en avoir le coeur net. Le sol était en terre battue. Je fis quelques pas. Les traces de pigeon se gravaient dans la terre. Je décris des cercles, je marchai davant en arrière, je traînai mes pieds, rien neffaçait ces empreintes démoniaques. Dans la rue, un camion déboueurs sarrêta à mon niveau et les deux employés se penchèrent à la portière. Ils me regardèrent avec curiosité, sans un sourire. Je menfuis. Jarrivai en bas de mon immeuble, essoufflé. Plus que le côté irrationnel de ce qui marrivait, une chose mangoissait particulièrement : que quelquun découvre mes traces. Jai attendu en bas de la cage descalier. Apparemment personne ne descendait. Je me suis glissé dans la cour du bâtiment et jai ouvert la poubelle commune. Avec dinfinis précautions, jai vidé deux sacs de plastique dans lesquels jai enveloppé mes pieds. Je préférais encore me faire surprendre dans cette tenue quexposer mes empreintes. Jai regagné sans problème mon domicile. Je crois que cet événement a eut lieu... Ca doit faire quelque chose comme six mois. Ou plus. Je ne sais plus. Le temps a pris une teinte grise et ne représente guère plus rien pour moi. Tous les matins, vers 10 heures, la vieille entre dans mon appartement pour vérifier que tout va bien. Cest lassistante sociale qui me la trouvée. Elle habite le quartier, ça revient moins cher pour les déplacements. Jai été placé sous tutelle. Ils me prennent pour un dingue mais ça ne me préoccupe absolument pas. Bien sûr, jaurais préféré quelquun dautre que cette vieille. Son manteau qui ressemble à de la plume de pigeon malade mincommode. Je le ressens comme un affront personnel. Et sa façon de sadresser à moi en piaillant mhorripile. Je la laisse saffairer sans lui adresser la parole. Elle me prépare mon bol de cacahuètes ou de noisettes séchées, vient me caresser la tête et sen va. Moi, je ne bouge pas de mon fauteuil. Je me lisse les cheveux, longuement, je les plaque bien en arrière et je continue de regarder les toits qui brillent sous le soleil. Je roucoule de bonheur. |