Liza


Paris Juillet 1996


PREMIERE PARTIE

Cette lettre t’arrivera certainement un peu tard.
Mettons que c’est dans l’ordre des choses.

Si tu as encore tes yeux, sache que les mots que tu vas lire ont été écrits sous ma dictée par ma fidèle servante.
Pour ma part, l’usage de mes mains n’est plus qu’un vague souvenir.
La pauvre bonniche me demande de remettre à demain ces quelques pages et veut m’épargner tout effort pour me faire durer encore un peu.
Mais là, je sens que j’y vais droit, direct, ça glisse.

Bientôt l’Argentine.

Tu te rappelles ? Non, pas vraiment.
Tu verras, c’est très simple. Sois patient.

Malgré l’heure tardive, je dicte, je parle, calé dans mon lit avec mes deux tubes dans le nez comme les antennes d’un vieux criquet.
Et comme je n’ai qu’une parole, je te livre enfin cette commande que tu m’avais faite un soir d’été maintenant bien lointain.

Tu m’avais demandé de t’écrire une histoire. Un récit bien réel, concret et dodu. Un texte avec queue et tête et un long corps bien sinueux. Le voici.
Je sais bien qu’à l’heure qu’il se fait, ce genre d’écrit ne doit plus être bon qu’à nous descendre le moral ou ce qu’il en reste. Mais, bon, comme tu disais à l’époque, la fête est finie. Pour moi depuis longtemps, d’ailleurs.
Et malgré ma haine féroce de l’irrémédiable, je vais faire un petit retour en arrière pour toi.

J’en ai déjà la nausée.

Ca se passait en 199..., à Paris.
Je ne sais pas si tu as connu cette boîte, plutôt un rade cradingue entre le claque et l’abreuvoir, dans le 11° arrondissement. Le Gobo.
Tu sais, ce genre d’établissement censé fermer à deux heures du matin et qui traverse la nuit, rideaux tirés comme les bordels du fin fond de l’Indochine.
J’y ai blanchi au soleil des néons presque tous les soirs pendant plusieurs années.
Tu m’as d’ailleurs assez reproché à cette époque ma face livide et mon seul intérêt pour les zincs collants. Tu arborais avec une fierté de gallinacé ton titre de rat des champs sain de corps et d’esprit. Tu bouffais du maïs et tu t’adonnais à mille besognes terriennes dans ta ferme de Sologne, pendant que je peaufinais nuit après nuit ma vie dissolue de rat urbain putride.

Ah! Ah! Maintenant que j’y pense, si j’avais suivi tes conseils de m’installer à retourner la bouse avec toi, j’aurais certainement passé une vie autrement constructive. Une paisible existence de cultivateur neurasthénique, à ressasser quelques souvenirs de régiment, boire une piquette violacée et choper la couperose au rythme bien réglé des saisons.

C’aurait pu être plaisant.
Mais malgré ce que tu peux croire, mon existence de crucifié m’a comblé.
Ne trépignes pas, je reviens à mon histoire.

Le Gobo était tenu par un portugais pas net du tout, margoulin, maffieux, violent, mais qui m’était totalement dévoué.
Je crois pouvoir même dire qu’on était amis. C’était venu comme ça, au fil des années passées à boire ensemble. J’avais toujours payé mes ardoises, jamais provoqué de scandale même saoul, je l’avais souvent fait rire, on s’était parfois entraidés, bref, on n’était séparés dans l’existence que par la largeur de son zinc.

J’avais la solide réputation d’un tombeur de femmes. Je l’étais d’ailleurs.
Tu te rappelles de ma gueule ? C’était vraiment ce qu’on pouvait appeler un bienfait céleste. J’en aurais fait péter les vitrines de me regarder. J’étais presque amoureux de moi. Avec une bobine pareille, je n’avais rien d’autre à faire qu’à me laisser approcher puis taper dans le tas. Il me semble qu’il m’en reste encore quelque chose qui m’attire la bienveillance de mes infirmières. J’ai droit à quelques : “Vous avez dû être un bel homme...”
C’est ma seule nourriture aujourd’hui.

Enfin, tout ça pour te rappeler que c’était un temps où ma seule préoccupation en dehors de la bière était l’élément féminin, domaine où j’excellais sans le moindre effort.
Au besoin, j’aplanissais les éventuelles réticences par un esprit et un langage assez affûtés, héritage d’études assez longues mises au service de mon charme.

J’étais con mais j’aurais envoûté un tronc d’arbre.

Nos soirées se suivaient et se ressemblaient.
J’étais célibataire, et sitôt le repas terminé, je m’en allais user mes coudes sur le bar du Gobo.
Tiens, à ce propos, la seule définition que j’ai trouvée de ce nom, c’est “idiot du village” dans je ne sais plus quelle langue. C’est d’autant plus ridicule que j’en ai hérité par la suite.

Je ne te décrirai pas par le menu le déroulement de nos réunions.
Apprends simplement que je ne quittais jamais le Gobo seul.
Envie ou pas, je mettais un point d’honneur à terminer ma soirée accompagné d’une ou plusieurs créatures, pas toujours de la meilleure société. Quitte à les abandonner rapidement passé le coin de la rue.
L’essentiel était qu’on me voit bien entouré.
Pour le reste, j’étais fin saoul toutes les nuits.

Mais malgré la vacuité de telles occupations, je garde un souvenir heureux de cette époque et une grande tendresse pour la faune que je fréquentais.


L’un de mes plaisirs qui ne s’émoussait pas avec le temps était mon arrivée au Gobo sur le coup des 21 heures.
Je ramenais régulièrement des filles que mes compagnons de beuverie ne connaissaient pas.
J’entrais calmement, l’air détaché, une cigarette savamment entamée pendue aux lèvres, flanqué d’une poufiasse racolée quelques minutes auparavant sur les boulevards et choisie pour son ostensible vulgarité.
Je serrais les mains, agissant comme si j’étais seul, oubliant de présenter ma compagne déjà dévorée de regards lubriques, amusés ou envieux.
J’exultais.

C’était mon quotidien.

Tout a commencé un soir de cet été 199... Un soir d’été que je qualifierais de merde.
Un été pourri qui a gangrené ma vie. Tu en sais quelque chose.

22 heures. La nuit perlait.
J’entre au Gobo passablement allumé.
J’ai deux putes à mes côtés et je ne prends même pas le luxe de frimer.
Je pète d’arrogance.
Je fais la bise, je serre des mains, je vanne deux ou trois connaissances en fin de boisson et je me colle au bar.
J’ai l’impression de nager dans un aquarium dont je connais les moindres recoins. Le patron se penche vers moi et me murmure quelque chose que je n’entends pas. Je cligne des yeux pour lui faire comprendre que je ne comprends pas ce qu’il dit.
Il a un geste et me montre le fond de la salle.

Dans la lueur des loupiottes je distingue la forme d’un piano.
Le portugais me sourit et me dit : “Tu voulais pas un concert ?”

Depuis plus de quatre ans, je tannais le patron du Gobo pour qu’il engage des musiciens, une ou deux fois par mois.
N’importe quoi, pourvu que cela fasse un peu d’animation.
Histoire d’attirer de la clientèle, de renouveler les effectifs.
En réponse, il m’envoyait toujours balader d’un geste de la main.
“On s’en fout, ils picolent quand même sans ça...”

Rigole si tu veux, mais il y avait des soirs où personne ne parlait et où tout le monde planait au dessus de sa bière.
Dans ces moments-là, il valait mieux avoir ses rêves ou ses emmerdes sans quoi c’était la corde.
Le tout dans une semi-pénombre et l’odeur de dégueulis de la veille qui refoulait des chiottes en dessous.

- C’est quoi ce piano ?
- Tu voulais un concert, oui ou non ?
- Ouais, mais qui c’est qui joue ? Tu as embauché ?
- T’occupes! Va voir!

Il me montrait une affiche placardée sur la porte d’entrée.
Je me dirigeai vers le papier. C’était une annonce sans photo, noire et rouge. En caractères ringards, il y avait marqué :

LIZA
Chants d’Argentine
CE SOIR 23 HEURES
30 FRANCS
Première consommation gratuite

Le patron du Gobo me regardait en rigolant.
- Le mec du piano, c’est une tapette mais la chanteuse, elle va te plaire.

Je lui jetai un regard blasé.
Pourtant, j’étais content de cette nouvelle. Je me sentis reprendre des forces à l’idée d’améliorer l’ordinaire.
Je commandai une autre bière que j’emportai à une table.
Je fis traîner ma main sur une croupe et les deux filles me suivirent.


Tu me connais, je n’ai jamais été attiré par ce qu’on qualifiait à l’époque de World Music et que moi je classais avec un mépris sectaire et délicieux dans la musique folklorique.

La perspective de passer la nuit au son de litanies rustiques ne m’enthousiasmait pas particulièrement.

Je me réjouissais du spectacle comme on se réjouit de l’arrivée de bouffons venus rafraîchir l’ambiance.

Les onze heures approchaient, rien ne se passait, j’étais saoul et les filles piaillaient avec mes congénères. Je me levai et m’accoudai au comptoir.
Au moment où je m’apprêtais à demander au patron si quelque chose allait bouger, je vis arriver dans le fond de la salle un vieillard voûté, à la démarche atrocement efféminée, à la chevelure blanche, fournie et vaporeuse comme de la mousse de bière.

Lorsqu’il s’adressa à l’assistance et présenta le spectacle avec un fort accent sud-américain, j’eus un sourire narquois.

Je me suis calé sur le zinc et j’ai allumé une cigarette.
Le vieillard nous salua et s’assit devant son piano.

Il commença à jouer, seul dans le fond du café.
La salle était bruyante.

Puis les notes montèrent lentement et les spectateurs firent peu à peu le calme. C’était une musique étrange. Douloureuse et très prenante.
Le pianiste le savait car un léger sourire pointait au coin de ses lèvres.

Le patron du Gobo écarquillait les yeux, surpris. Tout le monde se regardait en coin, perplexe et troublé. Je reconnaissais malgré moi que cette musique était bizarre. De mémoire de client du Gobo, on n’avait jamais connu un tel silence ici.

Puis une femme arriva et s’approcha du musicien.

Je connaissais les lieux comme ma poche mais je ne compris pas d’où elle était sortie. Il n’y avait aucune porte dans le fond de la salle, encore moins de rideaux ou de tentures permettant ce jeu de scène.

La fille tourna vers nous des yeux de chacal, le visage baigné par une lumière rouge et se mit à chanter.

J’eus l’impression qu’une poigne d’acier me soulevait de terre en me prenant par les cheveux.

A cet instant, j’ai vraiment eu conscience qu’on me flinguait. Je me suis senti crever sur place. Je n’ai rien pu faire, mais alors, rien du tout.

Je n’étais pas le seul.
J’en avais la chair de poule de voir les autres bloqués sur leur chaise. Plus un seul ne buvait, ils plissaient les yeux comme si on les passait au lance-flammes. Même les filles avaient resserré leurs cuisses et tiré sur leurs jupes.

Je ne sais pas comment te décrire le chant de cette fille.
Encore moins son visage ou son allure.
Si, tout ce que je peux te dire, c’est qu’elle avait les yeux soulignés d’un trait noir très épais et qu’elle souriait avec l’air de se foutre de la gueule du monde.

Le concert a duré à peu près une heure pendant laquelle je suis resté scotché au bar.

A la fin, quand la fille et le pianiste ont salué, le public est devenu hystérique. C’était totalement loufoque.
Ils se sont tous levés.
Ils applaudissaient en hurlant, ils tapaient sur les tables, ils en redemandaient, ça sifflait dans tous les sens.

Moi, je n’arrivais même pas à remuer un doigt.

Ils ont gueulé pendant dix bonnes minutes.
Le patron qui d’ordinaire veillait à la quiétude de son établissement, était monté sur le zinc et tapait dans ses mains comme un demeuré.

La fille a échangé un regard avec le pianiste qui est allé se rasseoir devant son instrument.

Et ça repartit pour un tour.

J’ai senti que je me disloquais.

Je réalisai dans un état de semi-conscience que tout le monde me regardait en souriant. Des plaisanteries fusaient à mon encontre sans que je comprenne de quoi il s’agissait.

Liza chantait pour moi.
C’était ça qui les faisait rire.

Liza chantait réellement pour moi, en me fixant avec ses yeux ironiques.
J’avais cru rêver mais, effectivement, depuis le début de la chanson, Liza ne me quittait plus du regard.

Et ça, ça les amusait, ça les faisait ricaner comme des hyènes.
Ils avaient raison, le spectacle était à la hauteur de ma réputation.
Je devais être livide, posé sur le bord du bar comme un manche à balai, tétanisé.

L’état de ma cervelle ne me permettait même plus de réaliser ce qui m’arrivait. Le portugais se pencha vers moi et me dit : “Oh! Tu es mort ou quoi ?”



A partir de cet instant, ce fut l’enfer.

Les flammes me léchèrent avec délicatesse, tout d’abord, sous la forme de Liza qui vint prendre un verre juste contre moi en compagnie de son pianiste. Les autres l’entourèrent comme des mouches en la couvrant de louanges. Elle les remerciait en me regardant par dessus leurs épaules.

Je m’étais remis à parler d’une voix blanche avec mes compagnons qui commentaient le spectacle mais la proximité de Liza me pétrifiait.
Chaque fois que je levais les yeux vers elle, je croisais son regard insolent qui me provoquait.

Quelqu’un dit : “T’as la côte avec la chanteuse, embarque-la!”
J’eus une violente envie de meurtre.
Je bus mon verre d’un trait. Les filles revenaient se frotter à moi comme des chattes en feu. Je faillis balancer des claques.

Je pris un autre verre et je m’enfuis au fond de la salle.

Chose rare, le patron avait mis de la musique et les gens pouvaient danser dans le fond de la salle. Ils ne s’en privaient pas et je les regardais gesticuler, assis dans la pénombre d’une banquette.

A vrai dire, je ne les voyais pas.

Ma seule préoccupation était d’aborder Liza sans passer pour ce que j’étais d’ordinaire. Une trompette. Un casanova de quartier.

J’étais devenu d’une timidité crasse.

Liza parlait avec mes compagnons de beuverie et continuait de me regarder sans se gêner.

Je pourrissais sur mon coussin à tourner et retourner ma clope entre les doigts.

J’étais fasciné par la cuistrerie des interlocuteurs de Liza qui ne semblaient pas lui manifester une dévotion particulière. Comment pouvait-on faire preuve d’une telle inconscience pour s’adresser avec autant de naturel à une femme comme elle ?
Ces boeufs étaient intimidés par les traînées que je leur promenais sous le nez mais soutenaient une conversation avec Liza comme ils auraient échangé des pronostics de PMU avec leur voisin de bar.
Je compris qu’il fallait faire quelque chose.
Je me levai et interceptai Liza qui traversait la salle.

Elle eut la délicatesse de ne pas relever mon élocution précipitée et convulsive et me proposa de nous éloigner des autres en me prenant par le bras.

Les filles nous fusillèrent du regard.
Nous avons bu et parlé.

Liza avait une voix rauque et un accent espagnol qui me faisaient fondre.
Je n’arrivais pas à réaliser pleinement l’unicité de l’instant mais je sentais les minutes s’envoler à une vitesse vertigineuse.

Avec cette furieuse manie de me voir vivre, de l’extérieur. L’angoisse du souvenir. Je tiens ça depuis le berceau et je l’emporterai avec moi.
Je me suis toujours gâché les bons moments en me disant que ça allait se terminer tôt ou tard.

Et là, je t’assure que c’était le genre de rêve que je voyais me filer rapidement entre les doigts. Pour ça, j’avais une psychologie de sablier.

Liza, elle donnait plutôt le sentiment de vivre à la minute sans se soucier de ce qui allait arriver. Elle se gavait du moment.

J’avais mes deux mains dans ses cheveux et je lui parlais à voix basse. Je n’avais jamais fait ça en public, c’était d’un ridicule mortel. Tout au plus, il m’était arrivé de manifester mon intérêt à une fille par un geste obscène ou une caresse déplacée.

Actuellement, j’étais le point de mire d’une petite assemblée agglutinée au bar et qui ne se privait pas de m’adresser des signes qui ne trompaient pas sur le grotesque de ma situation.
Quatre années de respectabilité venaient de s’évaporer en quelques minutes mais je m’en foutais royalement. Liza avait échangé quelques mots avec son pianiste qui avait acquiescé d’un mouvement de tête puis elle m’avait suivie.

Nous avons traîné dans les rues en discutant, moi toujours pendu à sa chevelure.

Avec le recul, ma seule fierté est de ne pas l’avoir assommée des idioties rituelles qui accompagnent ce type de rencontres.

Elle m’a raconté sa vie en Argentine, je n’ai pas abordé son retour.

Elle m’a expliqué qu’elle m’avait tout de suite remarqué dès son arrivée au Gobo, je l’en ai remerciée. C’était stupide comme réponse. Elle avait dit ça avec naturel et moi je calibrais mes propos, j’avançais sur du cristal.

Par moment, Liza me prenait la tête entre ses mains et me regardait fixement avec un grand sourire.
Paris devait être beau ce soir là, mais je n’en voyais rien.
J’ai dû être un bon souvenir pour Liza.
C’est la seule chose dont je sois à peu près sûr dans cette histoire, sans manifester de vanité particulière.

Nous avons pas mal rigolé. J’avais retrouvé un peu de mon esprit et je la faisais rire facilement. Je devais être assez atypique dans le lot de ses rencontres habituelles.

Je voyais que je lui plaisais mais je savais que je ne passerais pas le cap de l’aube. Je n’osais plus regarder les horloges.

J’ai proposé à Liza d’aller chez moi. Elle a été d’accord.
Liza s’était couchée sur mon lit entièrement nue.
Mais je n’ai réalisé ce fait que plusieurs jours après.

Cette nuit là, l’envie de la posséder m’était aussi lointaine que le souvenir de ma première conquête féminine aujourd’hui.

Nous avons encore parlé mais je n’avais plus la force de soutenir une conversation. Je paniquais. Pour moi, le lit était déjà vide, Liza n’était plus là.

Elle m’avait à nouveau pris la tête entre ses mains et tirait mes cheveux en arrière en me regardant avec curiosité.
Je voyais à ses yeux qu’elle était consciente de me pourrir la tête.
Je n’étais certainement pas le premier et elle n’y pouvait rien.
Mais elle n’avait plus son regard de prédateur.

Les chiffres liquides de mon réveil s’égrenaient irrémédiablement.
Ca me rendait malade.

Je l’ai embrassée et je l’ai laissée dormir.



Le ronronnement des balayeuses montait par la fenêtre du salon depuis le bout de la rue.
Je me suis assis sur le canapé et j’ai décapsulé une bière.

DEUXIÈME PARTIE

J’ai laissé partir Liza le 30 aôut 19... à 9 heures et demi du matin.

Quand le métro est arrivé, je n’y ai plus tenu :
- On se reverra ?
- Peut-être, pourquoi pas ?

Elle a sauté dans le métro et a ajouté en se penchant vers moi :
- Ou alors, peut-être qu’on ne se reverra jamais...
Elle a disparu.

C’était un petit jeu auquel je me livrais souvent avec mes conquêtes d’un soir et qui m’apportait une grande satisfaction.

Ce jour là, j’ai saisi l’ampleur et la portée d’un tel effet de style.
Que pourrais-je ajouter pour te décrire le reste de cette journée ?

J’ai dû errer pas mal de temps, l’esprit totalement vide avec une douleur physique insupportable. Je m’arrêtais sous des portes cochères et je vomissais.

J’étais gonflé comme un crapaud et je pleurais sans qu’un seul muscle de mon visage ne bouge. Je tremblais.

Sur le soir, je me suis un peu calmé.
Je me suis retrouvé devant ma porte. Je suis entré.

J’ai pris une cigarette et j’ai bu une bière.
Puis j’ai allumé la radio, la télévision et j’ai fait du ménage.

Quand je suis passé devant le lit, j’ai vu les draps froissés.
J’ai explosé comme une bombe.
Le lendemain, à 7 heures du matin, je faisais les cent pas devant le Gobo.
Il ouvrait à 7 heures et demi.

Je voyais ma face de décavé dans le reflet de la vitrine. Je n’avais pas fermé l’oeil de la nuit. J’avais fait l’aller-retour entre mon canapé et la cuvette des toilettes.

Un camion d’éboueurs ralentit et deux hommes descendirent pour ramasser les poubelles. Ils me regardèrent en riant :
- C’est dur le matin!

A 7 heures 10, je me suis mis à frapper à la porte. J’ai entendu du bruit puis le patron a ouvert. Il a eu un mouvement de recul en me voyant :
- Qu’est-ce que tu fous là à cette heure-ci ?
- Je peux entrer ?
- Mais attends, c’est pas l’heure, j’ai même pas sorti les chaises!
- Tu me fais un café et après tu sors les chaises.
- C’est pas vrai! Qu’est-ce que tu peux être chiant des fois!
Bon, allez, vas-y entre!

L’odeur de fumée froide et les relents d’alcool m’ont pris à la gorge.
J’ai juste regardé le zinc et je me suis assis sur un tabouret.

Le patron a allumé la machine à café :
- Alors, tu l’as tirée ?

J’ai reçu sa réflexion en pleine figure.
- Ah non! Ne commence pas avec tes conneries!
- Quoi, elle a pas voulu ? Ne me dis pas que t’y a pas foutu un coup, avec la gueule que t’as!
J’ai demandé au patron s’il avait l’adresse de Liza.

- Non, j’ai pas couché avec, moi.
- Mais elle s’appelle comment ? Elle ne t’as pas dit où elle dormait ?
- Elle a pas dormi chez toi ?
- Mais si, mais là, je ne sais pas où la joindre!
- J’en sais rien moi où elle crèche.
- Et les papiers ? Tu les a payés quand même ?
- Oui, j’ai donné le fric au pianiste.
- Il t’a bien signé un papier, non ?
- Mais qu’est-ce que tu m’emmerdes avec tes papiers! Je lui ai donné l’argent comme ça! J’ai pas besoin de papiers moi!
- Tu es complètement con ou quoi ? On n’engage pas les gens comme ça! Comment tu les as trouvés, ils ne sont pas tombés du ciel!
- C’est toi qui deviens con! Je les connais pas, moi! C’est le vieux qui est passé l’autre jour et qui m’a demandé s’ils pouvaient jouer ici. Tu m’as assez emmerdé avec tes histoires de concert! C’est pour toi que je les ai engagés!
- Et l’affiche, il y a bien un numéro de téléphone pour les contacter dessus! Qu’est-ce que tu en as fait de l’affiche ?
- L’affiche, je l’ai balancée. De toutes façons, y’avait rien de marqué dessus.
- Tu l’as balancé où ?
- Mais à la poubelle!
- Elles ont été vidées ?
- Mais évidement! Comme tous les jours, à 7 heures!

J’ai bondi dehors, le camion venait à peine de passer le coin de la rue.
Les deux éboueurs m’ont regardé arriver en fronçant les sourcils.
Je leur ai demandé d’arrêter le camion pour retrouver la poubelle du Gobo.

L’un des éboueurs m’a examiné en se grattant le cou puis a sifflé le conducteur qui a stoppé. J’ai escaladé le marche-pied et je me suis penché au dessus de la benne.

L’odeur était effroyable. Je vis une banane écrasée sur un collant de femme déchiré, de la salade collée sur un magazine, des touffes de cheveux.
Je tournai la tête vers l’un des employés. Il haussa les épaules d’un air navré et me tendit une pelle. Je plongeai dans le tas.

Au bout de quelques minutes, j’entendis :
-C’est peut-être derrière...

L’éboueur me montrait la pince en acier du camion qui écrasait et tassait les ordures.

-On peut la soulever ?
- Ah non, ça c’est pas possible.

J’ai regardé partir le camion avec ses deux videurs pendus de chaque côté. Je suis revenu au Gobo en courant, une idée venait de me traverser l’esprit.
- Tu pues! me dit le patron du Gobo.
Je regardai le fond de la salle. Le piano avait disparu.

- Qui c’est qui a pris le piano ?
- Des mecs avec un camion.
- Ils l’ont pris quand ?
- Hier, après que tu sois parti.
- C’était un camion français ?
- C’était le camion de la maison qui a loué le piano.
- C’est quelle maison ?
- J’en sais rien et puis je m’en fous!
- Mais il était immatriculé sur Paris ?
- Je te dis que j’en sais rien! J’ai pas regardé! Merde, mais ça va durer longtemps tes conneries ?
- Passe-moi l’annuaire!

Le patron me regarda, soupira, puis me tendit l’annuaire.
Je relevai une vingtaine de numéro de téléphone dans la rubrique location d’instruments de musique.

- Passe-moi le téléphone!
- Tu vas pas téléphoner maintenant! C’est fermé!

Je réalisai qu’effectivement je ne pouvais rien entreprendre avant
10 heures. Je regardai encore les adresses et décidai de m’y rendre à pied.
La journée était de feu. Une lumière blanche brûlait tout, je n’apercevais que des formes. J’avais de la fièvre.

Je m’injuriais à voix haute et me maudissais encore d’avoir lâché Liza comme ça. Je disséquais les images qui me revenaient, je les tordais dans ma tête pour en extirper un indice, un signe.

Je fixai les façades et les centaines de fenêtres. Autant de pièces ou d’appartements qui pouvaient abriter Liza. Sa voix me revenait par bouffées.

Par moments, je m’arrêtais et m’appuyais à un mur, au bord du vomissement. Mon coeur avait doublé de volume. Ce n’était pas une image, j’avais l’impression que ma poitrine était écrasée sous sa pression.

Cela faisait trois fois que je reprenais le parcours de la veille avec un sentiment atroce d’absence.
Les rues étaient vides de Liza.

Rien ne marquait son passage.

Ce jour là, je me suis fait virer d’une dizaine de magasins.
De façon polie ou carrément désagréable, voire violente.

Ma façon de demander si un couple d’argentins avaient bien loué un piano dans la maison était tellement abrupte que je n’inspirais que de la crainte ou de la méfiance.

Mes tremblements, mon odeur et mes yeux rouges faisaient le reste.

En fin de journée, j’entrais dans une énième échoppe à musique dont je n’étais même pas sûr qu’elle pratiquât la location d’instruments. De toutes façons, j’avais fini par entrer dans tous les magasins qui présentaient en vitrine quoi que ce soit qui ait un vague rapport avec la musique.

La boutique était petite et obscure et grouillait de liasses de partitions jaunies. Une vieille dame se leva dans le fond, au tintement de la porte.
J’avais du mal à m’expliquer. Mes tripes me remontaient à nouveau dans la gorge.

La femme me regarda avec gentillesse et me proposa de m’asseoir, ce que je fis mécaniquement. Elle m’apporta un verre d’eau.

Je bus et lui demandai si elle louait des pianos.

- Ah non, monsieur, nous ne faisons pas ça. Exceptionnellement, nous avons dépanné une personne hier avec ce vieux piano. Mais c’est tout.

Elle me montra un piano sombre au fond du magasin.
C’était bien le piano qui avait accompagné Liza.

Je m’en étais approché et je l’avais touché du bout des doigts.
Je caressais un tombeau. Il exhalait une légère odeur de tabac froid.
Je le revoyais dans le fond du Gobo, dans la lumière rouge.
J’ai appuyé sur quelques touches. Le son a tourné un instant dans la boutique. J’ai grimacé de douleur.

En me voyant faire, la vieille dame avait compris que mon comportement n’était pas celui d’un excentrique.

- C’est la jeune dame que vous cherchez ?
J’ai bougé la tête.
- Elle a une voix magnifique.

Ma mâchoire s’est contractée. Je ne pouvais plus sortir un mot.

La vieille m’a tendu un bordereau avec un sourire triste :
- C’est tout ce que je peux faire pour vous aider.

Sur le bout de papier, il y avait une date, l’adresse du Gobo, un numéro de téléphone et une inscription à la main :
“Contacter monsieur Rubens dès livraison du piano”.
Je réussis à trouver l’hôtel correspondant au numéro de téléphone.
C’était un petit hôtel planqué dans une ruelle du 16° arrondissement.

Le patron daigna me dire que monsieur Rubens était parti le matin même, qu’il était seul et que ce n’était pas un vieillard aux cheveux blancs. Il invoqua le secret professionnel pour refuser de me laisser voir le registre.

- Ce monsieur était argentin ?
- Oui.
- Ecoutez, je cherche à contacter cette personne pour une raison très grave.
- Je n’en doute pas monsieur. Mais dans ce cas, il vous faut vous adresser à la police.

Je n’arrivais pas à réfléchir. Je me mis à trembler. J’eus envie d’arracher le registre des mains de cet abruti et de m’enfuir avec.
Je sortis puis je revins aussitôt sur mes pas.
Le patron de l’hôtel me regardait méchamment.

Je suis passé derrière le comptoir, j’ai attrapé l’homme par le col et je lui ai écrasé la tête sur le guichet. De l’autre main, j’ai ouvert le registre. J’ai vu écrit à la page du 28 aôut :
“ 23 heures - Rubens - Argentine. “

J’ai relâché l’homme. Il s’est redressé calmement, s’est remis la chemise en place et a murmuré sans me regarder :
- Pauvre mec.
J’étais en terrasse du Gobo, assis à une table, seul.
La nuit tombait, l’air était lourd.

Les deux salopes à qui j’avais fait faux bond l’autre soir étaient venues m’injurier mais je n’avais pas répondu.
Elles m’auraient pissé dessus, je n’aurais pas bronché.

J’eus droit aussi de la part des autres à quelques plaisanteries, à des sous-entendus qui me laissèrent de bois.

Je ne voyais que le mur d’en face. Vide.

Je me levai et entrai commander une autre bière.
Le patron me servit et nos regards se croisèrent. Il me regarda sans rien dire avec un air désolé.

Des larmes m’arrivèrent aux yeux et je sortis rapidement.

Je repris ma place et regardai le ciel. Un avion clignotait dans un bleu profond.

Je bondis de ma chaise et me jetai dans un taxi.

- Aéroport d’Orly!
C’était le souk dans l’aéroport.
Ca courait dans tous les sens dans une atmosphère lourde, saturée d’humidité.

Je m’étais procuré tous les horaires des vols directs ou non à destination de l’Argentine. Le prochain partait dans l’heure.

J’enjambais les chariots et les bagages, je suivais tout ce qui ressemblait à Liza ou à son pianiste.
Je venais régulièrement coller mon nez sur les vitres de la salle d’attente à destination de Buenos Aires.
Les yeux me brûlaient de ratisser les visages, de démembrer les groupes et les familles assis devant leurs valises.

Plus le temps s’écoulait, plus je réalisais que je ne pourrais pas passer mes journées à guetter Liza dans ces conditions.
Elle était peut-être déjà partie ou était encore à Paris. Ou ailleurs.
Le temps que je perdais ici risquait de me la faire manquer au détour d’une rue dans la ville. Je la cherchais ici, elle pouvait être dans une autre salle. Je ne savais plus quoi faire.

J’étais épuisé. Je dégoulinais de sueur.
Un avion vira sur la piste dans un scintillement de feux puis s’arracha lentement pour s’évanouir dans l’obscurité.

Je descendis dans les toilettes et vomis.

Deux policiers m’encadrèrent et me saluèrent :
- Police. Vos papiers s’il vous plaît.
Je suis rentré en bus sur la ville. Le ciel était noir.
Les voyageurs étaient bruyants et heureux d’arriver sur la capitale.

Au terminus, j’ai vu un couple se retrouver et s’embrasser longuement en pleurant. J’ai eu envie de les séparer comme on sépare des chiens en chaleur, de les frapper.

Je me suis mis à marcher. Je n’avais pas la force de rentrer chez moi et de retrouver ce lit défait. Le Gobo et sa compagnie me repoussaient tout autant.

L’orage a éclaté et une pluie lourde et bruyante s’est abattue sur le trottoir. Je me suis mis à rire. J’étais vraiment un triste pitre.
J’ai tourné à gauche et j’ai pris la direction du Gobo.

Je suis entré dans le bar d’une humeur massacrante.
Je me suis réveillé dans le bac à sable d’un square, la tête en bouillie et les vêtements maculés de sang.

Les grilles du parc étaient encore fermées et je n’avais aucun souvenir de la fin de la soirée.

Je me relevai et je m’aperçus soudain que j’avais perdu le visage de Liza. Je n’entendais plus sa voix. Je ne retrouvais plus aucun de ses gestes.
C’est un phénomène vertigineux et désespérant. La sensation qu’on vous confisque votre dernière cigarette.

Il ne me restait de Liza qu’une douleur.
J’atteignais des sommets d’abstraction.

Je fus pris d’une rage épouvantable et je pulvérisai une poubelle en fer à coups de pieds et de poings.

Des gosses me regardaient, accrochés aux grilles. Ils firent semblant de me lancer de la nourriture.
Des jours étaient passés.

Je traînais depuis le matin dans les rues.
Ce n’étaient plus les mêmes rues d’ailleurs. Tout était d’une extrême fadeur. Je baignais dans la plus totale indifférence, la tête creuse, les jambes légères, j’étais vide.

Cela faisait des semaines que je descendais lentement dans un état de léthargie profonde. Je ne mangeais plus, je ne dormais pas, j’avais des plaques rouges sur les bras et sur le visage.
Je croisais mon image dans les vitrines ou les abris de bus et j’éclatais de rire en me voyant.

Je ressemblais à une mauvaise marionnette éflanquée, flottant dans des vêtements immenses.

J’avais des passages d’euphorie. J’étais heureux d’avoir connu Liza, j’allais parcourir l’Argentine et je la retrouverais rapidement.
Je me découvrais une destinée splendide, une grande puissance et un enthousiasme démesurés.

Puis un épais rideau noir, opaque, s’abattait sur mes pensées.
Alors je sentais mes yeux se creuser et les gens que je croisais changeaient de trottoir.
Une après-midi où je traversais je ne sais quel boulevard, une main tapota mon épaule. Je me retournai.

Liza me regardait avec un grand sourire.

Je m’écroulai sur la chaussée dans un grand bruit de klaxons et de coups de freins.
Quand j’ouvris les yeux, je vis d’abord mon lustre qui bougeait légèrement au plafond. Puis je vis Liza. Elle me regardait avec un sourire inquiet.

Avec son accent et sa voix grave elle me dit :
- N’aie pas peur, tu n’es pas mort. Je crois que tu ne manges pas assez. Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ?
- Non, ca va.
- C’est moi qui t’ai mis dans cet état ? Je sais, j’ai des jeux idiots.
Mais je ne pensais pas que tu réagirais comme ça. Je t’ai bien aimé, l’autre soir.
- Tu n’es pas partie en Argentine ?
- Mais je n’ai jamais habité en Argentine.
- Tu vis à Paris ?
- Bien sûr que je vis à Paris.
- Mais tu habites où ?
- Mais là, regarde, tu es devenu fou ou quoi ?

Liza me montrait la chambre du doigt. Puis elle me jeta un regard étrange et dit :
- Tu n’as même jamais refait le lit.
- Liza, je ne comprends pas ce que tu dis.
- C’est le contre-coup qui te fait ça, ça va passer.

J’ai tendu une main vers ses cheveux mais mes doigts ont traversé son visage.
J’ai passé plusieurs mois interné.
On m’avait ramassé sur le boulevard et d’abord raccompagné chez moi. Mais d’après ce qu’on m’a dit plus tard, la seule vue de ma chambre me faisait pousser des hurlements de bête fauve.

J’ai le vague souvenir de figures connues du Gobo, qui se penchaient sur moi avec des paroles réconfortantes et une grande inquiétude dans les yeux. Je ne sais plus où ça se passait.
Je croyais qu’ils étaient souffrants et ça me faisait de la peine.

J’ai aussi déambulé des journées entières dans le parc d’une maison de repos à discuter avec Liza. J’ai fait de beaux dessins, moi qui n’ai jamais su tenir un crayon. En fait, j’ai accompli toutes sortes de bouffonneries pas vraiment originales de la part d’un fou.
Mais je ne crois pas avoir fait rire grand monde.

Et puis un jour, j’ai vu des couleurs dans les arbres du parc. Plutôt pâles. J’ai compris que je reprenais la route. Un ennui triste m’est descendu dans le corps, comme de la vapeur froide. J’eus l’impression de retrouver de vieux vêtements, sales, mouillés et glacés. Ca ne m’a plus jamais quitté.

Tu m’as toujours connu ainsi par la suite, non ? Triste sire. Mou à vivre. Le Gobo, quoi.

J’aurais quand même eu une vie bien remplie avec cette histoire.
Remplie de vide. Mais quel vide.

Voilà, c’est la fin de mon récit et c’est vraiment tout ce que j’avais à te raconter qui ait à peu près un sens. Ca tenait debout ?
Enfin, quoiqu’il en soit, tu as eu ton texte.
Maintenant, je ne te dois plus rien.

Je te laisse, ce soir, j’ai vraiment sommeil.

Adieu.

Ton ami.