Liza |
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Paris Juillet 1996 |
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PREMIERE PARTIE
Cette lettre tarrivera certainement un peu tard. Mettons que cest dans lordre des choses. Si tu as encore tes yeux, sache que les mots que tu vas lire ont été écrits sous ma dictée par ma fidèle servante. Pour ma part, lusage de mes mains nest plus quun vague souvenir. La pauvre bonniche me demande de remettre à demain ces quelques pages et veut mépargner tout effort pour me faire durer encore un peu. Mais là, je sens que jy vais droit, direct, ça glisse. Bientôt lArgentine. Tu te rappelles ? Non, pas vraiment. Tu verras, cest très simple. Sois patient. Malgré lheure tardive, je dicte, je parle, calé dans mon lit avec mes deux tubes dans le nez comme les antennes dun vieux criquet. Et comme je nai quune parole, je te livre enfin cette commande que tu mavais faite un soir dété maintenant bien lointain. Tu mavais demandé de técrire une histoire. Un récit bien réel, concret et dodu. Un texte avec queue et tête et un long corps bien sinueux. Le voici. Je sais bien quà lheure quil se fait, ce genre décrit ne doit plus être bon quà nous descendre le moral ou ce quil en reste. Mais, bon, comme tu disais à lépoque, la fête est finie. Pour moi depuis longtemps, dailleurs. Et malgré ma haine féroce de lirrémédiable, je vais faire un petit retour en arrière pour toi. Jen ai déjà la nausée. Ca se passait en 199..., à Paris. Je ne sais pas si tu as connu cette boîte, plutôt un rade cradingue entre le claque et labreuvoir, dans le 11° arrondissement. Le Gobo. Tu sais, ce genre détablissement censé fermer à deux heures du matin et qui traverse la nuit, rideaux tirés comme les bordels du fin fond de lIndochine. Jy ai blanchi au soleil des néons presque tous les soirs pendant plusieurs années. Tu mas dailleurs assez reproché à cette époque ma face livide et mon seul intérêt pour les zincs collants. Tu arborais avec une fierté de gallinacé ton titre de rat des champs sain de corps et desprit. Tu bouffais du maïs et tu tadonnais à mille besognes terriennes dans ta ferme de Sologne, pendant que je peaufinais nuit après nuit ma vie dissolue de rat urbain putride. Ah! Ah! Maintenant que jy pense, si javais suivi tes conseils de minstaller à retourner la bouse avec toi, jaurais certainement passé une vie autrement constructive. Une paisible existence de cultivateur neurasthénique, à ressasser quelques souvenirs de régiment, boire une piquette violacée et choper la couperose au rythme bien réglé des saisons. Caurait pu être plaisant. Mais malgré ce que tu peux croire, mon existence de crucifié ma comblé. Ne trépignes pas, je reviens à mon histoire. Le Gobo était tenu par un portugais pas net du tout, margoulin, maffieux, violent, mais qui métait totalement dévoué. Je crois pouvoir même dire quon était amis. Cétait venu comme ça, au fil des années passées à boire ensemble. Javais toujours payé mes ardoises, jamais provoqué de scandale même saoul, je lavais souvent fait rire, on sétait parfois entraidés, bref, on nétait séparés dans lexistence que par la largeur de son zinc. Javais la solide réputation dun tombeur de femmes. Je létais dailleurs. Tu te rappelles de ma gueule ? Cétait vraiment ce quon pouvait appeler un bienfait céleste. Jen aurais fait péter les vitrines de me regarder. Jétais presque amoureux de moi. Avec une bobine pareille, je navais rien dautre à faire quà me laisser approcher puis taper dans le tas. Il me semble quil men reste encore quelque chose qui mattire la bienveillance de mes infirmières. Jai droit à quelques : Vous avez dû être un bel homme... Cest ma seule nourriture aujourdhui. Enfin, tout ça pour te rappeler que cétait un temps où ma seule préoccupation en dehors de la bière était lélément féminin, domaine où jexcellais sans le moindre effort. Au besoin, japlanissais les éventuelles réticences par un esprit et un langage assez affûtés, héritage détudes assez longues mises au service de mon charme. Jétais con mais jaurais envoûté un tronc darbre. Nos soirées se suivaient et se ressemblaient. Jétais célibataire, et sitôt le repas terminé, je men allais user mes coudes sur le bar du Gobo. Tiens, à ce propos, la seule définition que jai trouvée de ce nom, cest idiot du village dans je ne sais plus quelle langue. Cest dautant plus ridicule que jen ai hérité par la suite. Je ne te décrirai pas par le menu le déroulement de nos réunions. Apprends simplement que je ne quittais jamais le Gobo seul. Envie ou pas, je mettais un point dhonneur à terminer ma soirée accompagné dune ou plusieurs créatures, pas toujours de la meilleure société. Quitte à les abandonner rapidement passé le coin de la rue. Lessentiel était quon me voit bien entouré. Pour le reste, jétais fin saoul toutes les nuits. Mais malgré la vacuité de telles occupations, je garde un souvenir heureux de cette époque et une grande tendresse pour la faune que je fréquentais. Lun de mes plaisirs qui ne sémoussait pas avec le temps était mon arrivée au Gobo sur le coup des 21 heures. Je ramenais régulièrement des filles que mes compagnons de beuverie ne connaissaient pas. Jentrais calmement, lair détaché, une cigarette savamment entamée pendue aux lèvres, flanqué dune poufiasse racolée quelques minutes auparavant sur les boulevards et choisie pour son ostensible vulgarité. Je serrais les mains, agissant comme si jétais seul, oubliant de présenter ma compagne déjà dévorée de regards lubriques, amusés ou envieux. Jexultais. Cétait mon quotidien. Tout a commencé un soir de cet été 199... Un soir dété que je qualifierais de merde. Un été pourri qui a gangrené ma vie. Tu en sais quelque chose. 22 heures. La nuit perlait. Jentre au Gobo passablement allumé. Jai deux putes à mes côtés et je ne prends même pas le luxe de frimer. Je pète darrogance. Je fais la bise, je serre des mains, je vanne deux ou trois connaissances en fin de boisson et je me colle au bar. Jai limpression de nager dans un aquarium dont je connais les moindres recoins. Le patron se penche vers moi et me murmure quelque chose que je nentends pas. Je cligne des yeux pour lui faire comprendre que je ne comprends pas ce quil dit. Il a un geste et me montre le fond de la salle. Dans la lueur des loupiottes je distingue la forme dun piano. Le portugais me sourit et me dit : Tu voulais pas un concert ? Depuis plus de quatre ans, je tannais le patron du Gobo pour quil engage des musiciens, une ou deux fois par mois. Nimporte quoi, pourvu que cela fasse un peu danimation. Histoire dattirer de la clientèle, de renouveler les effectifs. En réponse, il menvoyait toujours balader dun geste de la main. On sen fout, ils picolent quand même sans ça... Rigole si tu veux, mais il y avait des soirs où personne ne parlait et où tout le monde planait au dessus de sa bière. Dans ces moments-là, il valait mieux avoir ses rêves ou ses emmerdes sans quoi cétait la corde. Le tout dans une semi-pénombre et lodeur de dégueulis de la veille qui refoulait des chiottes en dessous. - Cest quoi ce piano ? - Tu voulais un concert, oui ou non ? - Ouais, mais qui cest qui joue ? Tu as embauché ? - Toccupes! Va voir! Il me montrait une affiche placardée sur la porte dentrée. Je me dirigeai vers le papier. Cétait une annonce sans photo, noire et rouge. En caractères ringards, il y avait marqué : LIZA Chants dArgentine CE SOIR 23 HEURES 30 FRANCS Première consommation gratuite Le patron du Gobo me regardait en rigolant. - Le mec du piano, cest une tapette mais la chanteuse, elle va te plaire. Je lui jetai un regard blasé. Pourtant, jétais content de cette nouvelle. Je me sentis reprendre des forces à lidée daméliorer lordinaire. Je commandai une autre bière que jemportai à une table. Je fis traîner ma main sur une croupe et les deux filles me suivirent. Tu me connais, je nai jamais été attiré par ce quon qualifiait à lépoque de World Music et que moi je classais avec un mépris sectaire et délicieux dans la musique folklorique. La perspective de passer la nuit au son de litanies rustiques ne menthousiasmait pas particulièrement. Je me réjouissais du spectacle comme on se réjouit de larrivée de bouffons venus rafraîchir lambiance. Les onze heures approchaient, rien ne se passait, jétais saoul et les filles piaillaient avec mes congénères. Je me levai et maccoudai au comptoir. Au moment où je mapprêtais à demander au patron si quelque chose allait bouger, je vis arriver dans le fond de la salle un vieillard voûté, à la démarche atrocement efféminée, à la chevelure blanche, fournie et vaporeuse comme de la mousse de bière. Lorsquil sadressa à lassistance et présenta le spectacle avec un fort accent sud-américain, jeus un sourire narquois. Je me suis calé sur le zinc et jai allumé une cigarette. Le vieillard nous salua et sassit devant son piano. Il commença à jouer, seul dans le fond du café. La salle était bruyante. Puis les notes montèrent lentement et les spectateurs firent peu à peu le calme. Cétait une musique étrange. Douloureuse et très prenante. Le pianiste le savait car un léger sourire pointait au coin de ses lèvres. Le patron du Gobo écarquillait les yeux, surpris. Tout le monde se regardait en coin, perplexe et troublé. Je reconnaissais malgré moi que cette musique était bizarre. De mémoire de client du Gobo, on navait jamais connu un tel silence ici. Puis une femme arriva et sapprocha du musicien. Je connaissais les lieux comme ma poche mais je ne compris pas doù elle était sortie. Il ny avait aucune porte dans le fond de la salle, encore moins de rideaux ou de tentures permettant ce jeu de scène. La fille tourna vers nous des yeux de chacal, le visage baigné par une lumière rouge et se mit à chanter. Jeus limpression quune poigne dacier me soulevait de terre en me prenant par les cheveux. A cet instant, jai vraiment eu conscience quon me flinguait. Je me suis senti crever sur place. Je nai rien pu faire, mais alors, rien du tout. Je nétais pas le seul. Jen avais la chair de poule de voir les autres bloqués sur leur chaise. Plus un seul ne buvait, ils plissaient les yeux comme si on les passait au lance-flammes. Même les filles avaient resserré leurs cuisses et tiré sur leurs jupes. Je ne sais pas comment te décrire le chant de cette fille. Encore moins son visage ou son allure. Si, tout ce que je peux te dire, cest quelle avait les yeux soulignés dun trait noir très épais et quelle souriait avec lair de se foutre de la gueule du monde. Le concert a duré à peu près une heure pendant laquelle je suis resté scotché au bar. A la fin, quand la fille et le pianiste ont salué, le public est devenu hystérique. Cétait totalement loufoque. Ils se sont tous levés. Ils applaudissaient en hurlant, ils tapaient sur les tables, ils en redemandaient, ça sifflait dans tous les sens. Moi, je narrivais même pas à remuer un doigt. Ils ont gueulé pendant dix bonnes minutes. Le patron qui dordinaire veillait à la quiétude de son établissement, était monté sur le zinc et tapait dans ses mains comme un demeuré. La fille a échangé un regard avec le pianiste qui est allé se rasseoir devant son instrument. Et ça repartit pour un tour. Jai senti que je me disloquais. Je réalisai dans un état de semi-conscience que tout le monde me regardait en souriant. Des plaisanteries fusaient à mon encontre sans que je comprenne de quoi il sagissait. Liza chantait pour moi. Cétait ça qui les faisait rire. Liza chantait réellement pour moi, en me fixant avec ses yeux ironiques. Javais cru rêver mais, effectivement, depuis le début de la chanson, Liza ne me quittait plus du regard. Et ça, ça les amusait, ça les faisait ricaner comme des hyènes. Ils avaient raison, le spectacle était à la hauteur de ma réputation. Je devais être livide, posé sur le bord du bar comme un manche à balai, tétanisé. Létat de ma cervelle ne me permettait même plus de réaliser ce qui marrivait. Le portugais se pencha vers moi et me dit : Oh! Tu es mort ou quoi ? A partir de cet instant, ce fut lenfer. Les flammes me léchèrent avec délicatesse, tout dabord, sous la forme de Liza qui vint prendre un verre juste contre moi en compagnie de son pianiste. Les autres lentourèrent comme des mouches en la couvrant de louanges. Elle les remerciait en me regardant par dessus leurs épaules. Je métais remis à parler dune voix blanche avec mes compagnons qui commentaient le spectacle mais la proximité de Liza me pétrifiait. Chaque fois que je levais les yeux vers elle, je croisais son regard insolent qui me provoquait. Quelquun dit : Tas la côte avec la chanteuse, embarque-la! Jeus une violente envie de meurtre. Je bus mon verre dun trait. Les filles revenaient se frotter à moi comme des chattes en feu. Je faillis balancer des claques. Je pris un autre verre et je menfuis au fond de la salle. Chose rare, le patron avait mis de la musique et les gens pouvaient danser dans le fond de la salle. Ils ne sen privaient pas et je les regardais gesticuler, assis dans la pénombre dune banquette. A vrai dire, je ne les voyais pas. Ma seule préoccupation était daborder Liza sans passer pour ce que jétais dordinaire. Une trompette. Un casanova de quartier. Jétais devenu dune timidité crasse. Liza parlait avec mes compagnons de beuverie et continuait de me regarder sans se gêner. Je pourrissais sur mon coussin à tourner et retourner ma clope entre les doigts. Jétais fasciné par la cuistrerie des interlocuteurs de Liza qui ne semblaient pas lui manifester une dévotion particulière. Comment pouvait-on faire preuve dune telle inconscience pour sadresser avec autant de naturel à une femme comme elle ? Ces boeufs étaient intimidés par les traînées que je leur promenais sous le nez mais soutenaient une conversation avec Liza comme ils auraient échangé des pronostics de PMU avec leur voisin de bar. Je compris quil fallait faire quelque chose. Je me levai et interceptai Liza qui traversait la salle. Elle eut la délicatesse de ne pas relever mon élocution précipitée et convulsive et me proposa de nous éloigner des autres en me prenant par le bras. Les filles nous fusillèrent du regard. Nous avons bu et parlé. Liza avait une voix rauque et un accent espagnol qui me faisaient fondre. Je narrivais pas à réaliser pleinement lunicité de linstant mais je sentais les minutes senvoler à une vitesse vertigineuse. Avec cette furieuse manie de me voir vivre, de lextérieur. Langoisse du souvenir. Je tiens ça depuis le berceau et je lemporterai avec moi. Je me suis toujours gâché les bons moments en me disant que ça allait se terminer tôt ou tard. Et là, je tassure que cétait le genre de rêve que je voyais me filer rapidement entre les doigts. Pour ça, javais une psychologie de sablier. Liza, elle donnait plutôt le sentiment de vivre à la minute sans se soucier de ce qui allait arriver. Elle se gavait du moment. Javais mes deux mains dans ses cheveux et je lui parlais à voix basse. Je navais jamais fait ça en public, cétait dun ridicule mortel. Tout au plus, il métait arrivé de manifester mon intérêt à une fille par un geste obscène ou une caresse déplacée. Actuellement, jétais le point de mire dune petite assemblée agglutinée au bar et qui ne se privait pas de madresser des signes qui ne trompaient pas sur le grotesque de ma situation. Quatre années de respectabilité venaient de sévaporer en quelques minutes mais je men foutais royalement. Liza avait échangé quelques mots avec son pianiste qui avait acquiescé dun mouvement de tête puis elle mavait suivie. Nous avons traîné dans les rues en discutant, moi toujours pendu à sa chevelure. Avec le recul, ma seule fierté est de ne pas lavoir assommée des idioties rituelles qui accompagnent ce type de rencontres. Elle ma raconté sa vie en Argentine, je nai pas abordé son retour. Elle ma expliqué quelle mavait tout de suite remarqué dès son arrivée au Gobo, je len ai remerciée. Cétait stupide comme réponse. Elle avait dit ça avec naturel et moi je calibrais mes propos, javançais sur du cristal. Par moment, Liza me prenait la tête entre ses mains et me regardait fixement avec un grand sourire. Paris devait être beau ce soir là, mais je nen voyais rien. Jai dû être un bon souvenir pour Liza. Cest la seule chose dont je sois à peu près sûr dans cette histoire, sans manifester de vanité particulière. Nous avons pas mal rigolé. Javais retrouvé un peu de mon esprit et je la faisais rire facilement. Je devais être assez atypique dans le lot de ses rencontres habituelles. Je voyais que je lui plaisais mais je savais que je ne passerais pas le cap de laube. Je nosais plus regarder les horloges. Jai proposé à Liza daller chez moi. Elle a été daccord. Liza sétait couchée sur mon lit entièrement nue. Mais je nai réalisé ce fait que plusieurs jours après. Cette nuit là, lenvie de la posséder métait aussi lointaine que le souvenir de ma première conquête féminine aujourdhui. Nous avons encore parlé mais je navais plus la force de soutenir une conversation. Je paniquais. Pour moi, le lit était déjà vide, Liza nétait plus là. Elle mavait à nouveau pris la tête entre ses mains et tirait mes cheveux en arrière en me regardant avec curiosité. Je voyais à ses yeux quelle était consciente de me pourrir la tête. Je nétais certainement pas le premier et elle ny pouvait rien. Mais elle navait plus son regard de prédateur. Les chiffres liquides de mon réveil ségrenaient irrémédiablement. Ca me rendait malade. Je lai embrassée et je lai laissée dormir. Le ronronnement des balayeuses montait par la fenêtre du salon depuis le bout de la rue. Je me suis assis sur le canapé et jai décapsulé une bière. DEUXIÈME PARTIE Jai laissé partir Liza le 30 aôut 19... à 9 heures et demi du matin. Quand le métro est arrivé, je ny ai plus tenu : - On se reverra ? - Peut-être, pourquoi pas ? Elle a sauté dans le métro et a ajouté en se penchant vers moi : - Ou alors, peut-être quon ne se reverra jamais... Elle a disparu. Cétait un petit jeu auquel je me livrais souvent avec mes conquêtes dun soir et qui mapportait une grande satisfaction. Ce jour là, jai saisi lampleur et la portée dun tel effet de style. Que pourrais-je ajouter pour te décrire le reste de cette journée ? Jai dû errer pas mal de temps, lesprit totalement vide avec une douleur physique insupportable. Je marrêtais sous des portes cochères et je vomissais. Jétais gonflé comme un crapaud et je pleurais sans quun seul muscle de mon visage ne bouge. Je tremblais. Sur le soir, je me suis un peu calmé. Je me suis retrouvé devant ma porte. Je suis entré. Jai pris une cigarette et jai bu une bière. Puis jai allumé la radio, la télévision et jai fait du ménage. Quand je suis passé devant le lit, jai vu les draps froissés. Jai explosé comme une bombe. Le lendemain, à 7 heures du matin, je faisais les cent pas devant le Gobo. Il ouvrait à 7 heures et demi. Je voyais ma face de décavé dans le reflet de la vitrine. Je navais pas fermé loeil de la nuit. Javais fait laller-retour entre mon canapé et la cuvette des toilettes. Un camion déboueurs ralentit et deux hommes descendirent pour ramasser les poubelles. Ils me regardèrent en riant : - Cest dur le matin! A 7 heures 10, je me suis mis à frapper à la porte. Jai entendu du bruit puis le patron a ouvert. Il a eu un mouvement de recul en me voyant : - Quest-ce que tu fous là à cette heure-ci ? - Je peux entrer ? - Mais attends, cest pas lheure, jai même pas sorti les chaises! - Tu me fais un café et après tu sors les chaises. - Cest pas vrai! Quest-ce que tu peux être chiant des fois! Bon, allez, vas-y entre! Lodeur de fumée froide et les relents dalcool mont pris à la gorge. Jai juste regardé le zinc et je me suis assis sur un tabouret. Le patron a allumé la machine à café : - Alors, tu las tirée ? Jai reçu sa réflexion en pleine figure. - Ah non! Ne commence pas avec tes conneries! - Quoi, elle a pas voulu ? Ne me dis pas que ty a pas foutu un coup, avec la gueule que tas! Jai demandé au patron sil avait ladresse de Liza. - Non, jai pas couché avec, moi. - Mais elle sappelle comment ? Elle ne tas pas dit où elle dormait ? - Elle a pas dormi chez toi ? - Mais si, mais là, je ne sais pas où la joindre! - Jen sais rien moi où elle crèche. - Et les papiers ? Tu les a payés quand même ? - Oui, jai donné le fric au pianiste. - Il ta bien signé un papier, non ? - Mais quest-ce que tu memmerdes avec tes papiers! Je lui ai donné largent comme ça! Jai pas besoin de papiers moi! - Tu es complètement con ou quoi ? On nengage pas les gens comme ça! Comment tu les as trouvés, ils ne sont pas tombés du ciel! - Cest toi qui deviens con! Je les connais pas, moi! Cest le vieux qui est passé lautre jour et qui ma demandé sils pouvaient jouer ici. Tu mas assez emmerdé avec tes histoires de concert! Cest pour toi que je les ai engagés! - Et laffiche, il y a bien un numéro de téléphone pour les contacter dessus! Quest-ce que tu en as fait de laffiche ? - Laffiche, je lai balancée. De toutes façons, yavait rien de marqué dessus. - Tu las balancé où ? - Mais à la poubelle! - Elles ont été vidées ? - Mais évidement! Comme tous les jours, à 7 heures! Jai bondi dehors, le camion venait à peine de passer le coin de la rue. Les deux éboueurs mont regardé arriver en fronçant les sourcils. Je leur ai demandé darrêter le camion pour retrouver la poubelle du Gobo. Lun des éboueurs ma examiné en se grattant le cou puis a sifflé le conducteur qui a stoppé. Jai escaladé le marche-pied et je me suis penché au dessus de la benne. Lodeur était effroyable. Je vis une banane écrasée sur un collant de femme déchiré, de la salade collée sur un magazine, des touffes de cheveux. Je tournai la tête vers lun des employés. Il haussa les épaules dun air navré et me tendit une pelle. Je plongeai dans le tas. Au bout de quelques minutes, jentendis : -Cest peut-être derrière... Léboueur me montrait la pince en acier du camion qui écrasait et tassait les ordures. -On peut la soulever ? - Ah non, ça cest pas possible. Jai regardé partir le camion avec ses deux videurs pendus de chaque côté. Je suis revenu au Gobo en courant, une idée venait de me traverser lesprit. - Tu pues! me dit le patron du Gobo. Je regardai le fond de la salle. Le piano avait disparu. - Qui cest qui a pris le piano ? - Des mecs avec un camion. - Ils lont pris quand ? - Hier, après que tu sois parti. - Cétait un camion français ? - Cétait le camion de la maison qui a loué le piano. - Cest quelle maison ? - Jen sais rien et puis je men fous! - Mais il était immatriculé sur Paris ? - Je te dis que jen sais rien! Jai pas regardé! Merde, mais ça va durer longtemps tes conneries ? - Passe-moi lannuaire! Le patron me regarda, soupira, puis me tendit lannuaire. Je relevai une vingtaine de numéro de téléphone dans la rubrique location dinstruments de musique. - Passe-moi le téléphone! - Tu vas pas téléphoner maintenant! Cest fermé! Je réalisai queffectivement je ne pouvais rien entreprendre avant 10 heures. Je regardai encore les adresses et décidai de my rendre à pied. La journée était de feu. Une lumière blanche brûlait tout, je napercevais que des formes. Javais de la fièvre. Je minjuriais à voix haute et me maudissais encore davoir lâché Liza comme ça. Je disséquais les images qui me revenaient, je les tordais dans ma tête pour en extirper un indice, un signe. Je fixai les façades et les centaines de fenêtres. Autant de pièces ou dappartements qui pouvaient abriter Liza. Sa voix me revenait par bouffées. Par moments, je marrêtais et mappuyais à un mur, au bord du vomissement. Mon coeur avait doublé de volume. Ce nétait pas une image, javais limpression que ma poitrine était écrasée sous sa pression. Cela faisait trois fois que je reprenais le parcours de la veille avec un sentiment atroce dabsence. Les rues étaient vides de Liza. Rien ne marquait son passage. Ce jour là, je me suis fait virer dune dizaine de magasins. De façon polie ou carrément désagréable, voire violente. Ma façon de demander si un couple dargentins avaient bien loué un piano dans la maison était tellement abrupte que je ninspirais que de la crainte ou de la méfiance. Mes tremblements, mon odeur et mes yeux rouges faisaient le reste. En fin de journée, jentrais dans une énième échoppe à musique dont je nétais même pas sûr quelle pratiquât la location dinstruments. De toutes façons, javais fini par entrer dans tous les magasins qui présentaient en vitrine quoi que ce soit qui ait un vague rapport avec la musique. La boutique était petite et obscure et grouillait de liasses de partitions jaunies. Une vieille dame se leva dans le fond, au tintement de la porte. Javais du mal à mexpliquer. Mes tripes me remontaient à nouveau dans la gorge. La femme me regarda avec gentillesse et me proposa de masseoir, ce que je fis mécaniquement. Elle mapporta un verre deau. Je bus et lui demandai si elle louait des pianos. - Ah non, monsieur, nous ne faisons pas ça. Exceptionnellement, nous avons dépanné une personne hier avec ce vieux piano. Mais cest tout. Elle me montra un piano sombre au fond du magasin. Cétait bien le piano qui avait accompagné Liza. Je men étais approché et je lavais touché du bout des doigts. Je caressais un tombeau. Il exhalait une légère odeur de tabac froid. Je le revoyais dans le fond du Gobo, dans la lumière rouge. Jai appuyé sur quelques touches. Le son a tourné un instant dans la boutique. Jai grimacé de douleur. En me voyant faire, la vieille dame avait compris que mon comportement nétait pas celui dun excentrique. - Cest la jeune dame que vous cherchez ? Jai bougé la tête. - Elle a une voix magnifique. Ma mâchoire sest contractée. Je ne pouvais plus sortir un mot. La vieille ma tendu un bordereau avec un sourire triste : - Cest tout ce que je peux faire pour vous aider. Sur le bout de papier, il y avait une date, ladresse du Gobo, un numéro de téléphone et une inscription à la main : Contacter monsieur Rubens dès livraison du piano. Je réussis à trouver lhôtel correspondant au numéro de téléphone. Cétait un petit hôtel planqué dans une ruelle du 16° arrondissement. Le patron daigna me dire que monsieur Rubens était parti le matin même, quil était seul et que ce nétait pas un vieillard aux cheveux blancs. Il invoqua le secret professionnel pour refuser de me laisser voir le registre. - Ce monsieur était argentin ? - Oui. - Ecoutez, je cherche à contacter cette personne pour une raison très grave. - Je nen doute pas monsieur. Mais dans ce cas, il vous faut vous adresser à la police. Je narrivais pas à réfléchir. Je me mis à trembler. Jeus envie darracher le registre des mains de cet abruti et de menfuir avec. Je sortis puis je revins aussitôt sur mes pas. Le patron de lhôtel me regardait méchamment. Je suis passé derrière le comptoir, jai attrapé lhomme par le col et je lui ai écrasé la tête sur le guichet. De lautre main, jai ouvert le registre. Jai vu écrit à la page du 28 aôut : 23 heures - Rubens - Argentine. Jai relâché lhomme. Il sest redressé calmement, sest remis la chemise en place et a murmuré sans me regarder : - Pauvre mec. Jétais en terrasse du Gobo, assis à une table, seul. La nuit tombait, lair était lourd. Les deux salopes à qui javais fait faux bond lautre soir étaient venues minjurier mais je navais pas répondu. Elles mauraient pissé dessus, je naurais pas bronché. Jeus droit aussi de la part des autres à quelques plaisanteries, à des sous-entendus qui me laissèrent de bois. Je ne voyais que le mur den face. Vide. Je me levai et entrai commander une autre bière. Le patron me servit et nos regards se croisèrent. Il me regarda sans rien dire avec un air désolé. Des larmes marrivèrent aux yeux et je sortis rapidement. Je repris ma place et regardai le ciel. Un avion clignotait dans un bleu profond. Je bondis de ma chaise et me jetai dans un taxi. - Aéroport dOrly! Cétait le souk dans laéroport. Ca courait dans tous les sens dans une atmosphère lourde, saturée dhumidité. Je métais procuré tous les horaires des vols directs ou non à destination de lArgentine. Le prochain partait dans lheure. Jenjambais les chariots et les bagages, je suivais tout ce qui ressemblait à Liza ou à son pianiste. Je venais régulièrement coller mon nez sur les vitres de la salle dattente à destination de Buenos Aires. Les yeux me brûlaient de ratisser les visages, de démembrer les groupes et les familles assis devant leurs valises. Plus le temps sécoulait, plus je réalisais que je ne pourrais pas passer mes journées à guetter Liza dans ces conditions. Elle était peut-être déjà partie ou était encore à Paris. Ou ailleurs. Le temps que je perdais ici risquait de me la faire manquer au détour dune rue dans la ville. Je la cherchais ici, elle pouvait être dans une autre salle. Je ne savais plus quoi faire. Jétais épuisé. Je dégoulinais de sueur. Un avion vira sur la piste dans un scintillement de feux puis sarracha lentement pour sévanouir dans lobscurité. Je descendis dans les toilettes et vomis. Deux policiers mencadrèrent et me saluèrent : - Police. Vos papiers sil vous plaît. Je suis rentré en bus sur la ville. Le ciel était noir. Les voyageurs étaient bruyants et heureux darriver sur la capitale. Au terminus, jai vu un couple se retrouver et sembrasser longuement en pleurant. Jai eu envie de les séparer comme on sépare des chiens en chaleur, de les frapper. Je me suis mis à marcher. Je navais pas la force de rentrer chez moi et de retrouver ce lit défait. Le Gobo et sa compagnie me repoussaient tout autant. Lorage a éclaté et une pluie lourde et bruyante sest abattue sur le trottoir. Je me suis mis à rire. Jétais vraiment un triste pitre. Jai tourné à gauche et jai pris la direction du Gobo. Je suis entré dans le bar dune humeur massacrante. Je me suis réveillé dans le bac à sable dun square, la tête en bouillie et les vêtements maculés de sang. Les grilles du parc étaient encore fermées et je navais aucun souvenir de la fin de la soirée. Je me relevai et je maperçus soudain que javais perdu le visage de Liza. Je nentendais plus sa voix. Je ne retrouvais plus aucun de ses gestes. Cest un phénomène vertigineux et désespérant. La sensation quon vous confisque votre dernière cigarette. Il ne me restait de Liza quune douleur. Jatteignais des sommets dabstraction. Je fus pris dune rage épouvantable et je pulvérisai une poubelle en fer à coups de pieds et de poings. Des gosses me regardaient, accrochés aux grilles. Ils firent semblant de me lancer de la nourriture. Des jours étaient passés. Je traînais depuis le matin dans les rues. Ce nétaient plus les mêmes rues dailleurs. Tout était dune extrême fadeur. Je baignais dans la plus totale indifférence, la tête creuse, les jambes légères, jétais vide. Cela faisait des semaines que je descendais lentement dans un état de léthargie profonde. Je ne mangeais plus, je ne dormais pas, javais des plaques rouges sur les bras et sur le visage. Je croisais mon image dans les vitrines ou les abris de bus et jéclatais de rire en me voyant. Je ressemblais à une mauvaise marionnette éflanquée, flottant dans des vêtements immenses. Javais des passages deuphorie. Jétais heureux davoir connu Liza, jallais parcourir lArgentine et je la retrouverais rapidement. Je me découvrais une destinée splendide, une grande puissance et un enthousiasme démesurés. Puis un épais rideau noir, opaque, sabattait sur mes pensées. Alors je sentais mes yeux se creuser et les gens que je croisais changeaient de trottoir. Une après-midi où je traversais je ne sais quel boulevard, une main tapota mon épaule. Je me retournai. Liza me regardait avec un grand sourire. Je mécroulai sur la chaussée dans un grand bruit de klaxons et de coups de freins. Quand jouvris les yeux, je vis dabord mon lustre qui bougeait légèrement au plafond. Puis je vis Liza. Elle me regardait avec un sourire inquiet. Avec son accent et sa voix grave elle me dit : - Naie pas peur, tu nes pas mort. Je crois que tu ne manges pas assez. Quest-ce que tu as ? Tu es malade ? - Non, ca va. - Cest moi qui tai mis dans cet état ? Je sais, jai des jeux idiots. Mais je ne pensais pas que tu réagirais comme ça. Je tai bien aimé, lautre soir. - Tu nes pas partie en Argentine ? - Mais je nai jamais habité en Argentine. - Tu vis à Paris ? - Bien sûr que je vis à Paris. - Mais tu habites où ? - Mais là, regarde, tu es devenu fou ou quoi ? Liza me montrait la chambre du doigt. Puis elle me jeta un regard étrange et dit : - Tu nas même jamais refait le lit. - Liza, je ne comprends pas ce que tu dis. - Cest le contre-coup qui te fait ça, ça va passer. Jai tendu une main vers ses cheveux mais mes doigts ont traversé son visage. Jai passé plusieurs mois interné. On mavait ramassé sur le boulevard et dabord raccompagné chez moi. Mais daprès ce quon ma dit plus tard, la seule vue de ma chambre me faisait pousser des hurlements de bête fauve. Jai le vague souvenir de figures connues du Gobo, qui se penchaient sur moi avec des paroles réconfortantes et une grande inquiétude dans les yeux. Je ne sais plus où ça se passait. Je croyais quils étaient souffrants et ça me faisait de la peine. Jai aussi déambulé des journées entières dans le parc dune maison de repos à discuter avec Liza. Jai fait de beaux dessins, moi qui nai jamais su tenir un crayon. En fait, jai accompli toutes sortes de bouffonneries pas vraiment originales de la part dun fou. Mais je ne crois pas avoir fait rire grand monde. Et puis un jour, jai vu des couleurs dans les arbres du parc. Plutôt pâles. Jai compris que je reprenais la route. Un ennui triste mest descendu dans le corps, comme de la vapeur froide. Jeus limpression de retrouver de vieux vêtements, sales, mouillés et glacés. Ca ne ma plus jamais quitté. Tu mas toujours connu ainsi par la suite, non ? Triste sire. Mou à vivre. Le Gobo, quoi. Jaurais quand même eu une vie bien remplie avec cette histoire. Remplie de vide. Mais quel vide. Voilà, cest la fin de mon récit et cest vraiment tout ce que javais à te raconter qui ait à peu près un sens. Ca tenait debout ? Enfin, quoiquil en soit, tu as eu ton texte. Maintenant, je ne te dois plus rien. Je te laisse, ce soir, jai vraiment sommeil. Adieu. Ton ami. |