Nuit Noire 2


Paris 14 mars 2001


à Marc Sablayrolles,

C’est l’odeur qui m’a réveillé. C’était effroyable. En plus, j’avais le dos en purée de rester tordu sur la banquette arrière. Et j’avais froid. Cette bagnole, elle fuyait de partout. Je me suis redressé et j’ai poussé la couverture sur mes genoux. Devant, Delago était figé au volant. On aurait dit qu’il dormait. Mais on roulait. Par le pare-brise, on ne voyait que quelques mètres de route avec des nappes de brume qui passaient dans la lueur des phares, au ras de l’asphalte. J’ai dit : «C’est quoi qui pue comme ça ?» Delago a répondu : «Je sens rien.»
- «Tu sens pas cette odeur ? Ca pue le cadavre.»
Il a reniflé puis a marmonné un truc incompréhensible. J’ai baissé la vitre. Un vent glacial s’est engouffré dans la voiture avec un fond de putréfaction écœurant. Delago a gueulé : «Ferme la fenêtre, ça caille !» J’ai remonté la vitre. Dehors, c’était le noir le plus pur. Je me suis enveloppé dans la couverture et j’ai allumé une cigarette.
«On est où ? On a passé Grenoble ?
- Je sais pas...
- Comment ça ?
- J’ai contourné.
- Grenoble ?
- Non, j’ai pris par derrière.
- Mais par derrière quoi ? Quelle heure il est ?
- J’en sais rien, ça marche pas.»
Evidement. Le seul truc qui restait de lumineux sur le tableau de bord c’était l’horloge mais il n’y avait plus d’aiguilles. Delago a dit : «Ca doit être vers les 4 heures...»
On a continué à rouler comme ça, sans parler. A force de regarder la route, j’avais l’impression que le phare droit perdait de la puissance. Ca devenait bancal l’éclairage. A d’autres moments, c’était le gauche qui faiblissait. J’ai préféré ne rien dire. On n’avait rien d’autre à faire qu’à regarder les nappes de brouillard traverser la route ou se diluer dans notre lumière. J’ai regardé la tête de Delago, de derrière. Je me suis demandé à quoi il pensait à cet instant. Mais en fait, je n’arrivais jamais à l’imaginer penser. Parfois, je réalisais qu’il avait mis sa cervelle en branle après l’une de ces réflexions étranges qu’il balançait par moment à propos de tout et de rien.

L’odeur s’amplifiait. Ca m’énervait que Delago ne la sente pas. Ca devait être un élevage dans le coin mais ça faisait plutôt charogne comme nuance. Je regardais devant moi fixement. J’étais gelé. D’un coup, sur le bord de la route, on aperçoit un type. Sur la droite, qui venait en sens inverse, à pied. A la vitesse où on roulait, j’ai largement eu le temps de le voir, emmitouflé dans son imperméable, tenant le col rabattu pour se protéger du froid. Delago il a fait : «Qu’est ce qu’il fout là celui-là ?» En même temps, je me suis entendu gueuler, mais vraiment gueuler : «Putain !!!! Quelle horreur !!!» Delago, ça l’a fait sursauter, il a freiné brutalement et on a calé.
«Ca va pas non ? T’es complètement taré de gueuler comme ça !!! En plus tu m’as fait planter la bagnole !»
- «Le mec, tu l’as vu le mec ?»
- «Ben oui je l’ai vu.»
- «C’est mon oncle !»
- «Hé ?»
- «Le mec c’est mon oncle, je te jure !»
Delago, il a tourné la tête et il m’a regardé en fronçant les sourcils : «Mais quel oncle ? Je le connais ?»
J’étais collé au pare-brise arrière et j’essayais de voir dans la lueur rougeâtre des feux de recul. Il me semblait que le type s’était arrêté de marcher. Mais il y avait trop de brume. Delago m’a prit par l’épaule : «Oh ! C’est qui cet oncle ? T’as un oncle par ici ?»
- «Mais, non, c’est mon oncle de Nice ! Mais je comprends pas, il est mort il y a plus de dix ans.» Je sentais mon cœur battre dans mes tempes. Dans le brouillard la forme était toujours là. Delago a dit : «Mais c’est pas possible alors. Tu t’es planté !» Ca m’a énervé : «Je te jure que c’est lui ! Je l’ai reconnu. Et il avait son imperméable beige ! Je le sais, il avait toujours ça !» J’étais tétanisé. Je savais que je n’avais pas rêvé. Je l’avais reconnu. C’était mon oncle Paul. Et il marchait là, le long de la route. Et son visage ! D’une tristesse ! J’en avais les larmes aux yeux. Je n’arrivais plus à bouger. Delago a essayé de relancer la bagnole. Mais ça ne servait à rien, quand elle plantait, il fallait attendre un moment avant de redémarrer. J’ai dit à Delago qu’il fallait faire quelque chose. Mais il ne m’écoutait pas, il s’énervait sur la clé de contact.
- «Fais chier cette putain de caisse ! Va falloir attendre maintenant !»
- «Mais je parle pas de la bagnole, je te dis qu’il faut faire quelque chose pour lui !»
- «C’est pas ton oncle, c’est un mec, c’est tout, t’as mal vu !» Je me suis mis à hurler : «Je te dis que c’est lui !»
- «Si c’est lui, il est pas mort alors ! Et qu’est ce qu’il fout là à cette heure ?»
- «J’en sais rien, il veut peut-être me dire quelque chose ! Il va peut-être pas bien !»
Là, Delago, il a senti qu’il y avait un truc qui clochait. Il m’a demandé si j’étais sûr qu’il était mort.
- «Evidement qu’il est mort ! Je suis pas fou ! Je lui mets des fleurs sur sa tombe tous les ans !»
Je regardais toujours dans la brume. La forme s’était retournée. Elle semblait hésiter. C’était mon oncle. Je ne comprenais rien, j’avais la tête en feu mais je sentais que quelque chose de terrible était en train de se produire. Delago a fouillé dans la boîte à gants et a sorti un tourne-vis. Il l’a serré dans sa main en murmurant d’une voix blanche :
«Tu l’aimais bien ton oncle ? Il était gentil ? Parce que si c’est vraiment ton oncle, c’est le diable qui l’envoie. Je veux pas crever maintenant moi !» J’ai trouvé ça très con comme réflexion mais en même temps, ça m’a fait dresser les poils sur tout le corps. Je n’arrivais pas à détacher mon regard de cette forme perdue dans la lueur de la bagnole. Je me suis mis à pleurer. C’était mon oncle, il avait froid et il était triste. J’ai explosé. J’ai ouvert la portière, je suis sorti et je me suis mis à crier : «Tonton ! Tonton ! C’est Pierrot !» La silhouette a bougé. Delago m’a enfoncé ses doigts dans l’épaule : «Arrête ! Tu vas le faire venir ! Faut pas faire le con avec ces trucs ! Ferme ! Ferme putain !» J’ai crié encore : «Tonton, c’est moi, Pierrot !» Alors, la forme a bougé, hésité puis s’est dirigée vers nous. Je me suis senti mourir. Debout, dans le froid et avec cette odeur pestilentielle dans l’air. Mon oncle avançait vers moi, il tenait toujours son col relevé. Je reconnaissais son imperméable beige. J’étais terrorisé mais empli d’un bonheur irréel. Tout ça me paraissait absurde, incongru, impossible. Mais ma peur laissait petit à petit place à ce plaisir, à cette joie des retrouvailles. Combien de questions me revenaient à l’esprit que je n’avais jamais pu poser à mon oncle ! Combien de réflexions j’avais regretté de ne pas pouvoir partager avec lui au cours de ces dernières années pendant lesquelles j’étais vraiment devenu un adulte ! Et toutes ces nouvelles dont j’allais l’informer. Tous ces instants où j’avais quêté un signe de l’au-delà, espéré un contact. Je pleurais comme une fontaine. On m’avait donné la chance de le rencontrer à nouveau et j’allais la saisir cette chance ! Peu importe que ça vienne de Dieu ou du Diable ! La silhouette a crevé la brume. Je vis son visage, à moins d’un mètre de moi. Dans mon dos, la portière a claqué et j’ai entendu Delago qui enclenchait les fermetures.

La forme m’a regardé avec curiosité et étonnement puis a dit : «Vous êtes en panne ?»

Le jour s’est levé sur la ferme. Par la fenêtre de la cuisine, je regardais sans vraiment le voir Delago qui fouillait dans le moteur de la bagnole. Le paysan était à côté de lui, une main sur le capot, l’autre tenant le col de son imperméable relevé. Il bruinait. A l’horizon, les bâtiments gris d’une porcherie, posés dans une campagne plate et morne. Je suis revenu m’asseoir à la table. Je me suis resservi une tasse de café. J’ai fixé la corbeille de fruits posée sur le bahut, en face de moi. J’étais vide.