Cest lodeur qui ma réveillé. Cétait effroyable. En plus, javais le dos en purée de rester tordu sur la banquette arrière. Et javais froid. Cette bagnole, elle fuyait de partout. Je me suis redressé et jai poussé la couverture sur mes genoux. Devant, Delago était figé au volant. On aurait dit quil dormait. Mais on roulait. Par le pare-brise, on ne voyait que quelques mètres de route avec des nappes de brume qui passaient dans la lueur des phares, au ras de lasphalte. Jai dit : «Cest quoi qui pue comme ça ?» Delago a répondu : «Je sens rien.»
- «Tu sens pas cette odeur ? Ca pue le cadavre.»
Il a reniflé puis a marmonné un truc incompréhensible. Jai baissé la vitre. Un vent glacial sest engouffré dans la voiture avec un fond de putréfaction écurant. Delago a gueulé : «Ferme la fenêtre, ça caille !» Jai remonté la vitre. Dehors, cétait le noir le plus pur. Je me suis enveloppé dans la couverture et jai allumé une cigarette.
«On est où ? On a passé Grenoble ?
- Je sais pas...
- Comment ça ?
- Jai contourné.
- Grenoble ?
- Non, jai pris par derrière.
- Mais par derrière quoi ? Quelle heure il est ?
- Jen sais rien, ça marche pas.»
Evidement. Le seul truc qui restait de lumineux sur le tableau de bord cétait lhorloge mais il ny avait plus daiguilles. Delago a dit : «Ca doit être vers les 4 heures...»
On a continué à rouler comme ça, sans parler. A force de regarder la route, javais limpression que le phare droit perdait de la puissance. Ca devenait bancal léclairage. A dautres moments, cétait le gauche qui faiblissait. Jai préféré ne rien dire. On navait rien dautre à faire quà regarder les nappes de brouillard traverser la route ou se diluer dans notre lumière. Jai regardé la tête de Delago, de derrière. Je me suis demandé à quoi il pensait à cet instant. Mais en fait, je narrivais jamais à limaginer penser. Parfois, je réalisais quil avait mis sa cervelle en branle après lune de ces réflexions étranges quil balançait par moment à propos de tout et de rien.
Lodeur samplifiait. Ca ménervait que Delago ne la sente pas. Ca devait être un élevage dans le coin mais ça faisait plutôt charogne comme nuance. Je regardais devant moi fixement. Jétais gelé. Dun coup, sur le bord de la route, on aperçoit un type. Sur la droite, qui venait en sens inverse, à pied. A la vitesse où on roulait, jai largement eu le temps de le voir, emmitouflé dans son imperméable, tenant le col rabattu pour se protéger du froid. Delago il a fait : «Quest ce quil fout là celui-là ?» En même temps, je me suis entendu gueuler, mais vraiment gueuler : «Putain !!!! Quelle horreur !!!» Delago, ça la fait sursauter, il a freiné brutalement et on a calé.
«Ca va pas non ? Tes complètement taré de gueuler comme ça !!! En plus tu mas fait planter la bagnole !»
- «Le mec, tu las vu le mec ?»
- «Ben oui je lai vu.»
- «Cest mon oncle !»
- «Hé ?»
- «Le mec cest mon oncle, je te jure !»
Delago, il a tourné la tête et il ma regardé en fronçant les sourcils : «Mais quel oncle ? Je le connais ?»
Jétais collé au pare-brise arrière et jessayais de voir dans la lueur rougeâtre des feux de recul. Il me semblait que le type sétait arrêté de marcher. Mais il y avait trop de brume. Delago ma prit par lépaule : «Oh ! Cest qui cet oncle ? Tas un oncle par ici ?»
- «Mais, non, cest mon oncle de Nice ! Mais je comprends pas, il est mort il y a plus de dix ans.» Je sentais mon cur battre dans mes tempes. Dans le brouillard la forme était toujours là. Delago a dit : «Mais cest pas possible alors. Tu tes planté !» Ca ma énervé : «Je te jure que cest lui ! Je lai reconnu. Et il avait son imperméable beige ! Je le sais, il avait toujours ça !» Jétais tétanisé. Je savais que je navais pas rêvé. Je lavais reconnu. Cétait mon oncle Paul. Et il marchait là, le long de la route. Et son visage ! Dune tristesse ! Jen avais les larmes aux yeux. Je narrivais plus à bouger. Delago a essayé de relancer la bagnole. Mais ça ne servait à rien, quand elle plantait, il fallait attendre un moment avant de redémarrer. Jai dit à Delago quil fallait faire quelque chose. Mais il ne mécoutait pas, il sénervait sur la clé de contact.
- «Fais chier cette putain de caisse ! Va falloir attendre maintenant !»
- «Mais je parle pas de la bagnole, je te dis quil faut faire quelque chose pour lui !»
- «Cest pas ton oncle, cest un mec, cest tout, tas mal vu !» Je me suis mis à hurler : «Je te dis que cest lui !»
- «Si cest lui, il est pas mort alors ! Et quest ce quil fout là à cette heure ?»
- «Jen sais rien, il veut peut-être me dire quelque chose ! Il va peut-être pas bien !»
Là, Delago, il a senti quil y avait un truc qui clochait. Il ma demandé si jétais sûr quil était mort.
- «Evidement quil est mort ! Je suis pas fou ! Je lui mets des fleurs sur sa tombe tous les ans !»
Je regardais toujours dans la brume. La forme sétait retournée. Elle semblait hésiter. Cétait mon oncle. Je ne comprenais rien, javais la tête en feu mais je sentais que quelque chose de terrible était en train de se produire. Delago a fouillé dans la boîte à gants et a sorti un tourne-vis. Il la serré dans sa main en murmurant dune voix blanche :
«Tu laimais bien ton oncle ? Il était gentil ? Parce que si cest vraiment ton oncle, cest le diable qui lenvoie. Je veux pas crever maintenant moi !» Jai trouvé ça très con comme réflexion mais en même temps, ça ma fait dresser les poils sur tout le corps. Je narrivais pas à détacher mon regard de cette forme perdue dans la lueur de la bagnole. Je me suis mis à pleurer. Cétait mon oncle, il avait froid et il était triste. Jai explosé. Jai ouvert la portière, je suis sorti et je me suis mis à crier : «Tonton ! Tonton ! Cest Pierrot !» La silhouette a bougé. Delago ma enfoncé ses doigts dans lépaule : «Arrête ! Tu vas le faire venir ! Faut pas faire le con avec ces trucs ! Ferme ! Ferme putain !» Jai crié encore : «Tonton, cest moi, Pierrot !» Alors, la forme a bougé, hésité puis sest dirigée vers nous. Je me suis senti mourir. Debout, dans le froid et avec cette odeur pestilentielle dans lair. Mon oncle avançait vers moi, il tenait toujours son col relevé. Je reconnaissais son imperméable beige. Jétais terrorisé mais empli dun bonheur irréel. Tout ça me paraissait absurde, incongru, impossible. Mais ma peur laissait petit à petit place à ce plaisir, à cette joie des retrouvailles. Combien de questions me revenaient à lesprit que je navais jamais pu poser à mon oncle ! Combien de réflexions javais regretté de ne pas pouvoir partager avec lui au cours de ces dernières années pendant lesquelles jétais vraiment devenu un adulte ! Et toutes ces nouvelles dont jallais linformer. Tous ces instants où javais quêté un signe de lau-delà, espéré un contact. Je pleurais comme une fontaine. On mavait donné la chance de le rencontrer à nouveau et jallais la saisir cette chance ! Peu importe que ça vienne de Dieu ou du Diable ! La silhouette a crevé la brume. Je vis son visage, à moins dun mètre de moi. Dans mon dos, la portière a claqué et jai entendu Delago qui enclenchait les fermetures.
La forme ma regardé avec curiosité et étonnement puis a dit : «Vous êtes en panne ?»
Le jour sest levé sur la ferme. Par la fenêtre de la cuisine, je regardais sans vraiment le voir Delago qui fouillait dans le moteur de la bagnole. Le paysan était à côté de lui, une main sur le capot, lautre tenant le col de son imperméable relevé. Il bruinait. A lhorizon, les bâtiments gris dune porcherie, posés dans une campagne plate et morne. Je suis revenu masseoir à la table. Je me suis resservi une tasse de café. Jai fixé la corbeille de fruits posée sur le bahut, en face de moi. Jétais vide.