Nuit d'Eté |
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Paris janvier 2002 |
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à Marc Sablayrolles,
On avait laissé le dernier village derrière nous depuis une bonne vingtaine de kilomètres. Javais pris le volant parce que Delago en avait marre de conduire et quil était sûr que je me plantais sur la direction à suivre. Il sétait arrêté brutalement sans prévenir et il mavait laissé sa place en grommelant quelque chose sur mes souvenirs vaseux. Nous étions en Espagne, cétait lété, la fin de la journée et nous roulions en pleine campagne. Le soleil descendait sur des champs dherbes hautes et sèches, la route était devenue étroite et caillouteuse, nous nous enfoncions progressivement dans des gorges rocheuses en direction de la rivière. Cela faisait une vingtaine dannées que je nétais pas venu mais javais encore en tête le trajet exact du village au camping. Nous approchions. Jai regardé Delago. Il bricolait lun des boutons de sa braguette sans soccuper du paysage radieux, de cette fin de journée magnifique qui virait à lorange. Nous étions en Espagne, au cur de lété, la soirée sannonçait splendide, Delago sen foutait. Lexotisme, lailleurs, la sensation grisante dêtre loin de tout, cétait un truc qui ne leffleurait pas. Ce type était toujours là où on le posait, sans état dâme. En tout cas en apparence. Jai reconnu le dernier tournant avant la descente vers le camping. Lémotion montait en moi, menvahissait par bouffées, jétais fidèle à mes souvenirs, je revenais en pèlerinage sur des lieux chéris pendant des années. Mon imagination navait rien déformé, les parois rocheuses qui bordaient la route étaient là, identiques vingt ans plus tard, la végétation sèche et dense navait pas bougé, la route était dans le même état que lorsque je la prenais pour aller chercher des cigarettes au village avec mes copains de vacances. Jen tremblais de retrouver ce décor de mes vingt ans, cet été passé à festoyer dans un cadre paradisiaque. Un été totalement improvisé, on avait classiquement emprunté la bagnole dun copain et dégagé sur l'Espagne. Après deux jours de route, on était tombés sur ce camping un peu sauvage, encaissé au fond dune gorge, lové dans lune des boucles de la rivière. Un camping populaire bourré despagnols de la ville la plus proche qui passaient leurs fins de semaine à faire des grillades et à danser autour des voitures avec les radio-cassettes à fond. On était restés là un mois entier sans pouvoir décoller. Et ce con de Delago qui tripotait sa braguette... Ce mec était une chose. Pas un être humain. Je laimais bien. Je lui avais tout raconté, mes nuits de folie dans ce camping vingt ans plus tôt, mes beuveries, mes aventures, il souriait en mécoutant, il ricanait, ça avait lair de lintéresser. Cest même mes histoires qui lavaient décidé à me suivre pour passer quelques jours ici. Mais dès que jarrêtais de raconter, il retrouvait son air vague et arborait une indifférence totale et un manque denthousiasme énervant par rapport à notre destination. Jai dit : on plante la tente et on sen jette un au bar. Après cest resto. Delago a souri. On a pris la descente vers le camping et jai arrêté la voiture. On a fait : putain ! en même temps. Jai regardé à travers le pare-brise quelques secondes avec limpression de rêver puis jai ouvert la portière. Delago a fait pareil. Nous avons fait quelques pas en direction de la barrière dressée vers le ciel, rouillée au dernier degré. Derrière, la petite maison qui servait autrefois de réception du camping, était lépreuse, la porte dégondée barrant lentrée, la façade rongée par la végétation, laissant à peine lire des fragments de CAMPING, BIENVENIDO, LOS ALAMOS. Jétais terrassé, je me suis entendu dire : cest pas vrai, cest pas possible... Je me suis approché de la réception et jai passé la tête par la porte effondrée. A lintérieur aussi la végétation avait fait des ravages. Le lierre avait envahi une caisse enregistreuse, on devinait une chaise à roulettes et le comptoir sous la mousse et la vigne vierge. De la vitre du guichet, il ne restait quun pan de verre verdâtre sur lequel était encore lisible lautocollant rond et jaune du camping Los Alamos. Je restais là, figé, le regard collé à ce macaron circulaire, lesprit vide. Jentendis Delago demander : cest quoi Los Alamos ? Je lui répondis que Los Alamos, cétait les peupliers et que cétait normal vu que le camping était rempli de peupliers. Il me regarda en fronçant les sourcils : Eh oh ! Jy suis pour rien moi si ça a fermé. En plus jen étais sûr que cétait foireux comme plan... Mais là, il sarrêta en me voyant devenir livide. Je me suis retourné et je suis descendu dans le camping. La rivière était toujours là, coulant peu mais scintillant sous le soleil couchant. Les peupliers donnaient toujours cette lueur jaunâtre au terrain, cette lumière chaude qui était resté gravée dans ma mémoire. Javançais lentement en dévorant du regard ce décor de désastre, délicieusement douloureux, jen ricanais presque. La carcasse dune caravane était adoucie par une végétation insolente, odieuse à mes souvenirs. Je me suis arrêté au bord de leau. Je reconnaissais comme si je les avais quittés hier les principaux gros galets qui nous permettaient à lépoque de passer à gué, Anita et moi, pour aller roucouler dans les fourrés de lautre rive. Je suis remonté vers le centre du terrain, hébété, ne sachant vers quelle autre ruine de mon passé me diriger. Jai aperçu Delago qui furetait autour des sanitaires, tripotant les robinets secs des éviers extérieurs, donnant des coups de pieds dans les portes moisies. Ca ma énervé et jai gueulé : arrête ! cest complètement con de tout péter ! Il ma regardé bêtement : je pète rien, je cherche larrivée deau. Au moins, on aura de leau... Malgré mon désarroi, jai trouvé cette idée pleine despoir. Forcément, lui ne pouvait être affecté comme moi par ce que nous venions de découvrir et son esprit pratique me fit du bien. Je lui ai demandé : tu comptes rester ici ? Il sest retourné visiblement très étonné : beh oui, cest bien ici, non ? Il ne comprenait toujours rien à ce qui marrivait mais je lui étais infiniment reconnaissant de ses illuminations ponctuelles, de son inaptitude à dramatiser, de sa faculté de vivre à linstinct, instant par instant. Ce mec ne se projetait pas, ni en avant ni en arrière. Et dans le cas présent, je navais envisagé ni de rester ni de repartir. Sans le savoir, par son idée, il mavait soulagé dune prise de décision atroce. Je navais pas répondu, mais lui était déjà parti dans sa recherche : même quand ya plus deau, ils coupent jamais le général. Ca sert toujours. Je suis sûr que cest dans ce coin. Delago sétait mis à quatre pattes sous lévier où on venait faire la vaisselle, à moitié saouls de ces repas au vin rouge espagnol si corsé. Lévier fuyait à lépoque et on lavait avec les jambes écartées pour ne pas recevoir leau sur les pieds. Anita était toujours à ma droite, Jose-Luis à ma gauche avec sa clope toujours vissée au bec. Jai fait le tour du bâtiment et je suis entré dans les douches des hommes. Etrangement, la végétation navait quasiment pas pénétré lendroit, les lavabos étaient à peu près propres, les miroirs un peu voilés et les douches en état. Jai fait quelques pas jusquà la quatrième porte, mon ancienne douche. Notre douche attitrée. Je me suis penché dedans et sur le plâtre du mur, dans le recoin gauche, en haut, un peu cachées et épargnées, nos initiales gravées, celles dAnita et les miennes, au dessus dune date. Caractéristique flamboyante de lhumour corrosif et sélectif du temps et des intempéries. Jai revu Anita, lespagnole à la crinière noire et aux mini-jupes effroyables. Ses longues jambes plantées dans des chaussures à talons extravagants. Je lavais prise pour une allumeuse, cétait une beauté sympathique, futée et incroyablement attachante. Elle mavait accordé un été, enfin, un mois dété. Cétait à cause de moi quon navait pas décollé du camping. A lheure quil était, elle avait dû épouser un gros con, devait être déformée par lenfantement et végéter dans la béatitude et le sacrifice de lélevage de sa progéniture. Imbibé de ces pensées aigres, je mapprêtais à ressortir lorsque leau jaillit violemment de la poire de la douche. Malgré mon accablement, jai souri. Delago et ses éclairs de génie... Il est arrivé à lentrée des lavabos et a dit sans aucune fierté : cétait ça, juste sous lévier.... Puis il ma regardé avec un gentil sourire : tas les boules, toi, non ? Non, je navais pas les boules, jétais sec, froid. Je prenais ma dose de claques dans la gueule sans broncher. Mais sa réflexion me fit monter les larmes aux yeux. Nous sommes repartis dans le camping et je lui ai demandé de descendre la bagnole. On allait monter la tente. Où ça ? a fait Delago. Jai désigné un emplacement très précisément, il a dit OK sans poser de questions. Je lai regardé séloigner, avec sa démarche incertaine, sa silhouette décharnée et voûtée, il ne regardait pas autour de lui, il suivait ses pieds. Il avait eu sa ration détonnement, cétait plus quil ne pouvait exprimer. A cet instant précis, il me sauvait la mise et je naurais échangé sa compagnie contre rien au monde. Il faisait partie de ces créatures de qui on sait quon na rien à attendre mais qui offrent inopinément et à propos une aide précieuse ou un réconfort moral sans quil soit jamais permis à quiconque de définir lorigine de cette réaction. Je me suis retourné et jai aperçu le restaurant-épicerie, ce quil en restait, dans le fond du terrain, long bâtiment plat collé au pied de la falaise. Jy suis allé, sans entrain, en me rappelant que vingt ans plus tôt, quand je faisais le même chemin, pieds nus, le chien du camping arrivait en jappant depuis la terrasse du restaurant et me sautait dessus. Un clébard ébouriffé extrêmement social. Balisto. Il me suivait jusquau rideau de perles de lépicerie puis regagnait sa place sur la terrasse et se recouchait sous les chaises du bar. Jachetais du lait chocolaté, une bouteille de Fanta à lorange pour Anita, jallais prendre une bière au bar et je retournais à la tente. Au passage, je saluais de la main le couple de gros allemands qui ripaillaient sur leur table pliante, jinvitais une famille espagnole à passer prendre lapéro et jallais pisser un coup aux sanitaires. Un rituel bête, basique et savoureux. Maintenant, jétais à quelques mètres du restaurant et je voyais la dalle de béton de la terrasse, défoncée, lézardée par les racines folles, par endroits, même, le ciment était redevenu graviers et sable. Je poussais quelques plantes rampantes du bout du pied en me disant quon sétait amusé ici. Il y avait eu des discussions animées, avinées, des cris et des fous-rires. Les serveurs couraient dans tous les sens en hurlant les commandes au cuisinier. On sasseyait à quatre autour de la table, on finissait dans la nuit à quinze ou plus avec les allemands, les espagnols et les gens du restaurant. A quelques pas de la terrasse, très corrodée mais encore solidement fichée dans le sol, la tige métallique qui supportait autrefois le sac- poubelle à couvercle. Avec la chaleur, cétait une infection et on gueulait dans toutes les langues : «Ca pue !» au patron lorsque les relents de charogne viraient dans notre direction. Jentendis le moteur ronflant de la voiture qui descendait dans le camping. Jai regardé Delago sortir, ouvrir le coffre et déplier la tente sur le sol. Je lenviais presque. Il avait un but dans la vie : monter la tente. Il fonctionnait comme ça. Sil connaissait loccupation à laquelle il allait se consacrer dans les cinq minutes suivantes, son futur était comblé. Les premiers coups résonnèrent sur les piquets. Je me suis approché de lentrée du restaurant. Les deux portes vitrées de lépoque avec les menus peints à la main avaient carrément disparu et des touffes dherbes sèches jaillissaient entre les dalles du sol. Je me suis retrouvé au milieu de la grande salle, dans la pénombre, au milieu de débris divers. Lair était chaud et saturé de poussière et dodeur de moisissure. Je vis le long bar dans le fond avec la pompe à bière rouillée et quelques tabourets renversés et crevés. Je reconnaissais parfaitement les lieux sans pouvoir me faire à lidée que cétait bien ici que nous avions dansé et bu si souvent. Le temps me pissait dentre les doigts, je ne contrôlais rien. Cen était désespérant de constater que la vie et lagitation nimprégnaient rien, ne laissaient aucune marque. Anita avait martelé ce sol de ses talons hauts et il ne restait que des gravats et des papiers pourris. Jose-Luis avait dégueulé près du bar, je le revoyais comme si cétait hier. Il ne flottait plus dans lair quune odeur de mort, de crevure. Je ne pus pas avancer plus avant, la panique me prit comme un enfant propulsé dans un lieu particulièrement silencieux et sinistre. Jeus le pressentiment stupide mais précis quun malheur allait marriver si je restais seul ici. Je ressortis dun bond pour retrouver la lumière douce de la fin de journée. Jétais atterré quun endroit que javais vénéré des années durant produise sur moi un effet aussi désastreux. Je me suis assis sur la terrasse, au soleil, et jai croisé mes bras sur mes genoux repliés. Jen avais marre de me souvenir. Jai observé Delago. Comme on navait pas de maillet, il plantait les piquets de la tente avec une démonte-pneu et ratait un coup sur deux. Ca ne le perturbait pas outre mesure. Pour tenter de me replonger dans la réalité, je lui ai hurlé de taper avec une pierre. Il a regardé autour de lui, na rien trouvé de convenable et a continué son travail sans me répondre. Je me suis demandé sil avait lui aussi des souvenirs douloureux. Ca ma semblé presque comique. Mon regard est tombé à quelques mètres de moi sur le muret dAnita. Un rebord en ciment sur lequel elle sasseyait le soir en fumant. Je me suis levé et jai rejoint Delago. Il dressait larmature de la tente et on ne voyait que son derrière osseux qui sortait de la toile. Javais besoin de parler : «Quest ce quon fait ? On a presque rien à bouffer et il reste une bière. On va au village ?» Il sest agité et est sorti à reculons avec difficulté. Il était hirsute et écarlate : «Tes dingue, non ? Moi je me recogne pas la route jusquau bled.» Au fond de moi, je nen avais pas plus envie. Je savais qui si jétais parti au village, je ne serais pas revenu. «En plus, il reste du jambon de midi et pour la picole on a le cubi.» Delago sest redressé, a passé sa main dans les cheveux puis a dit : «Bon, moi, je vais me faire une petite douche.» Je me serais bien douché moi aussi mais je craignais les fantômes. Finalement, en voyant Delago partir torse nu vers les sanitaires avec sa serviette sur le dos, je lui ai couru après. Il a minutieusement inspecté chaque douche, chaque paume, chaque porte et a choisi notre ancienne cabine. Je nai pas osé lui demander den prendre une autre. Il naurait pas compris ou aurait trouvé ça stupide. Nous nous sommes enfermés chacun dans notre douche, déshabillés et avons tourné les robinets. Leau était tiède de la chaleur de la journée. Je fermais les yeux pour ne pas retrouver ce décor toujours aussi familier à mes yeux mais ravagé par le temps comme un ami longtemps quitté et retrouvé, quon nose pas regarder dans les yeux de crainte de trop remarquer ses rides profondes et son crâne pelé. Leau ruisselait sur mon visage lorsque jentendis hurler Delago. Puis sa porte souvrit, claqua et il y eut un bruit de course sur le sol. Je sortis à mon tour avec ma serviette autour des hanches. Delago était nu sous les peupliers et gueulait : «Putain, ya un scorpion sur le mur, ya un scorpion, il a failli me mordre !!!» Jai poussé précautionneusement la porte de la douche de Delago et jai aperçu un gros mille-pattes luisant accroché à la paroi. Effectivement, Anita avait aussi hurlé un jour en trouvant cette bestiole. Un insecte aussi répugnant quinoffensif. Jai expliqué à Delago que ce nétait pas un scorpion et quil ne risquait rien mais il avait déjà regagné la tente. A nouveau, je sentis que je ne pouvais pas rester seul dans le bâtiment. Une angoisse mêlée de terreur menvahit et jemportais précipitamment mes affaires pour me sécher à lextérieur. Le soir tombait, la lumière virait du jaune à lorange, le haut des falaises flamboya et la pénombre descendit. Nous étions autour de la voiture avec Delago, à nous affairer sans vraiment de but, comme effrayés de nous éloigner lun de lautre et surtout de notre campement. Je connaissais Delago, cétait un instinctif et je savais quil ressentait mon angoisse. Je le sentais mépier du coin de lil, à guetter le moindre signe de crainte de ma part ou de danger. Je craignais quon finisse par paniquer tous les deux, bêtement, comme cela nous était déjà arrivé par le passé dans des circonstances stupides. Jai proposé quon embarque nos victuailles et le cubi de vin et quon aille sinstaller sur la terrasse du restaurant pour profiter des derniers rayons de soleil. Mon idée eut lair de ravir Delago qui sempressa de se charger du récipient de rouge. Comme vingt ans plus tôt, le soleil disparaissait en haut des falaises en arrosant en dernier la terrasse et la façade du restaurant. Cétait lheure orange, celle du regroupement au bar. Delago a nettoyé le sol, posé son paquet de cigarettes par terre puis installé le cubi sur le muret dAnita. Nous avons déployé dans leurs emballages les restes de jambon, quelques bouts de fromage et posé nos canifs à côté. Delago sest approché du cubi, sest arrêté au moment de poser la main dessus : «merde, on a pas de verres.» On sest regardés quelques secondes et nous avons eu la même idée. Il devait bien rester quelques verres dans un coin du restaurant. Personnellement, je crevais denvie de retourner inspecter les lieux mais en compagnie. En pénétrant dans le bâtiment, Delago a fait : «Berk, ça pue la mort là-dedans !» La pièce principale avait été vidée de ses meubles et il ne restait que des éléments de mobilier méconnaissables, brisés, tordus, le sol jonché de vieux prospectus ou de menus fanés et noircis par la poussière. Des câbles pendaient du plafond, les appliques murales avaient été arrachées. Nous nous sommes enfoncés dans lobscurité du fond du restaurant. Il était difficile de discerner nettement les objets qui restaient derrière le bar. Des caisses de bières vides, des tiroirs renversés, des objets rouillés. Jai dit que jallais chercher la torche dans la bagnole mais Delago a eu un arrêt. Ca ne lenchantait pas plus quà moi de rester seul dans ce tombeau. Il a grommelé un truc étrange sur lélectricité et sest mis à ouvrir frénétiquement des placards. Pendant ce temps, jinspectais le bar à la lueur de mon briquet. Javais trouvé un lot de cartes postales racornies et collées entre elles et je tentais de voir ce quelles représentaient. Delago a dit : «Ouais, cest là. Eclaire-moi.» Je me suis approché de lui et jai tendu mon briquet allumé. Il était en train de bricoler un vieux compteur électrique et tentait dinsérer deux fils de fer rouillés dans une prise. «Tas pas peur que ça pète ?» Il a tout lâché aussitôt : «Tes con ou quoi, tu veux me porter la poisse ?» Il sest attelé à nouveau à son rafistolage en provoquant aussitôt une magnifique gerbe détincelles bleues. Nous avons sauté en arrière en hurlant. Presque aussitôt, le néon principal de la salle du restaurant a émis un bruit cristallin, a clignoté puis sest allumé. Delago sest frotté les mains dun air satisfait. Jai aperçu les cartes postales que jinspectais juste avant. Je me suis approché. Sous le titre CAMPING LOS ALAMOS, la photo représentait la grande salle du restaurant peuplée de gens en train de danser. Jorientai la carte vers la lumière du néon pour mieux voir et je sentis ma gorge se nouer. Sur la droite de limage, assis à une table en train de discuter, Anita et moi. Jai appelé Delago en brandissant le paquet de cartes : «Jy crois pas ! Je suis sur les photos, je suis sur les photos avec Anita !» En même temps, Delago me criait : «Regarde !» en me montrant deux verres de bières en parfait état. Je lui tendis les photos en lui désignant les deux minuscules personnages : «Elle, cest Anita et je suis juste à côté, là. Tu te rends compte ? Je les avais jamais vues ces cartes !» Il navait pas lair plus intéressé que ça et ça ma énervé. Il a fait : «Cest toi ça ? Putain tas changé...» Sur Anita, il ne dit rien. Je regardais fixement limage. Cétait quand cette soirée, cétait laquelle ? Je ne reconnaissais personne dautre sur la photo. Quel désastre ! Comment autant dagitation avait-elle pu disparaître à jamais ? Pourquoi ces putains dinstants ne perduraient pas, ne revenaient pas ? Je narrivais pas à associer les ruines dans lesquelles nous étions à cette salle de restaurant noire de monde et lumineuse. Je regardai autour de moi sans trouver le moindre signe dun passage humain, un graffiti, un objet personnel, quelque chose qui prouve quil y avait eu une présence ici. Je ressentais une haine impuissante à être emporté de la sorte par le temps. Maintenant, à force de fixer le visage dAnita, je nétais même plus sûr de la reconnaître. Pourtant, à côté, cétait bien moi avec mes joues creuses et mon corps efflanqué dadolescent. Delago avait raison, je navais plus la même gueule. Jai encore essayé dintéresser Delago en lui disant : «Tu te rends compte, cétait bien comme cadre ! Ca bougeait bien !» Mais il faisait couler de leau dans lévier et commençait la vaisselle des verres. Jai dit : «Cest con quelles soient collées, yen a un sacré paquet !» Delago ma regardé comme si javais sorti une énormité : «Tu fais comme avec les timbres, tu les laisses dans leau toute la nuit et tu les décolles demain. Tu les fais sécher à plat...» Jai trouvé son idée lumineuse et je lui ai tendu le paquet quil a immergé dans lévier. Quand nous sommes ressortis, le soleil sétait couché. Nous avons trinqué et Delago a dit mollement en regardant au loin : «Nous ne sommes que des créatures de léphémère...» Jai arrêté de boire : «Doù tu sors ça, toi ? Cest de toi ?» Il a ricané sans répondre. Nous avons mangé en silence, moi le regard perdu sur la rivière, Delago faisant les cent pas sur la terrasse du restaurant, grattant par moment la lame de son canif sur la façade. La lumière de la grande salle nous éclairait faiblement. Bientôt, je ne vis plus que la moitié de Delago, son autre partie restant plongée dans lombre. Il était appuyé sur le montant de lentrée et semblait réfléchir. Je me dis que dans quelques années, jaurais peut-être la nostalgie de cet instant. Ou peut-être pas. De toutes façons, tout était condamné à se transformer en souvenir ou à disparaître dans loubli. Je ne savais plus. Je dégueulais de sensations, de mélancolie, de regrets, décurement. Je navais aucune philosophie de la vie. Javais peur. Javais toujours peur. Le temps me terrifiait. Je me sentais glisser seconde après seconde. Le vin me ramollissait la cervelle. Delago a plié son canif, allumé une cigarette et a dit : «On va dormir ?» Je me suis levé et je lai suivi. Nous avons marché lentement sous les peupliers, trébuchant sur des galets posés il y a longtemps pour maintenir des toiles au sol. Delago a pissé sur un arbre, jai fait pareil, je navais aucune envie dentrer dans les sanitaires. Jai mis du temps avant de mendormir, la toile sentait lhumidité, Delago ronflait. Javais perdu le visage dAnita. Je nétais plus sûr quelle ait été vraiment belle. Je me sentais vieux, révolu, avec limpression davoir fait mon temps et de courir après quelque chose de vain. Même nos quelques jours de vacances actuelles en Espagne mennuyaient. A quoi bon perdre du temps à se constituer des souvenirs pour regretter ces instants plus tard ? Ce camping était le sarcophage dun été dadolescent et je navais aucune envie de continuer à remplir des tombes. Delago ménervait avec son inaptitude à langoisse, javais envie de le réveiller, jétais jaloux de son sommeil. Jétais sûr quil ne rêvait pas. Il ne racontait jamais ses rêves. Pour ma part, jai dérapé dans des rêves sans intérêt et sans rapport avec ce que je venais de vivre. Je me suis éveillé dans la fraîcheur de la rosée matinale, mal à laise, couvert de sueur et glacé. Une lueur orange éclairait le côté gauche de la toile. Il ne semblait pas faire jour mais japercevais nettement Delago qui dormait la bouche ouverte. Jai cru un instant que des intrus sapprochaient de notre tente avec une lampe et jai senti mes poils se dresser sur mon corps. Jai secoué Delago mais quand il dormait, presque rien ne pouvait le réveiller. Il marmonnait quelque chose puis sombrait à nouveau dans le sommeil. Jai ouvert la toile et passé prudemment la tête au dehors. Je compris aussitôt. Le spectacle était dantesque. Le restaurant flambait, éclairant puissamment le camping et une partie de la falaise. Des flammèches et des cendres retombaient un peu partout dans une odeur de charnier. Jai bondi hors de la tente et jai couru au devant du bâtiment en hurlant : «les photos ! Les photos !» Je ne pouvais pas mapprocher, la toiture était en train de seffondrer dans des gerbes détincelles et des craquements effroyables. Mon visage brûlait, je narrivais plus à respirer. Je ne sais pas combien de temps je suis resté prostré à contempler cette horreur, peut-être pas longtemps, Delago ma saisi par les cheveux en hurlant quon allait se faire prendre par les flics, quil fallait partir. Cest lui qui a tout plié, je ne pouvais pas quitter le brasier du regard. Le jour se levait quand nous avons dépassé le village. Sur la route, Delago a dit soudain : «Merde, on a oublié le cubi !» |