Nuit d'Eté


Paris janvier 2002


à Marc Sablayrolles,

On avait laissé le dernier village derrière nous depuis une bonne vingtaine de kilomètres. J’avais pris le volant parce que Delago en avait marre de conduire et qu’il était sûr que je me plantais sur la direction à suivre. Il s’était arrêté brutalement sans prévenir et il m’avait laissé sa place en grommelant quelque chose sur mes souvenirs vaseux. Nous étions en Espagne, c’était l’été, la fin de la journée et nous roulions en pleine campagne. Le soleil descendait sur des champs d’herbes hautes et sèches, la route était devenue étroite et caillouteuse, nous nous enfoncions progressivement dans des gorges rocheuses en direction de la rivière. Cela faisait une vingtaine d’années que je n’étais pas venu mais j’avais encore en tête le trajet exact du village au camping. Nous approchions. J’ai regardé Delago. Il bricolait l’un des boutons de sa braguette sans s’occuper du paysage radieux, de cette fin de journée magnifique qui virait à l’orange. Nous étions en Espagne, au cœur de l’été, la soirée s’annonçait splendide, Delago s’en foutait. L’exotisme, l’ailleurs, la sensation grisante d’être loin de tout, c’était un truc qui ne l’effleurait pas. Ce type était toujours là où on le posait, sans état d’âme. En tout cas en apparence. J’ai reconnu le dernier tournant avant la descente vers le camping. L’émotion montait en moi, m’envahissait par bouffées, j’étais fidèle à mes souvenirs, je revenais en pèlerinage sur des lieux chéris pendant des années. Mon imagination n’avait rien déformé, les parois rocheuses qui bordaient la route étaient là, identiques vingt ans plus tard, la végétation sèche et dense n’avait pas bougé, la route était dans le même état que lorsque je la prenais pour aller chercher des cigarettes au village avec mes copains de vacances. J’en tremblais de retrouver ce décor de mes vingt ans, cet été passé à festoyer dans un cadre paradisiaque. Un été totalement improvisé, on avait classiquement emprunté la bagnole d’un copain et dégagé sur l'Espagne. Après deux jours de route, on était tombés sur ce camping un peu sauvage, encaissé au fond d’une gorge, lové dans l’une des boucles de la rivière. Un camping populaire bourré d’espagnols de la ville la plus proche qui passaient leurs fins de semaine à faire des grillades et à danser autour des voitures avec les radio-cassettes à fond. On était restés là un mois entier sans pouvoir décoller. Et ce con de Delago qui tripotait sa braguette... Ce mec était une chose. Pas un être humain. Je l’aimais bien. Je lui avais tout raconté, mes nuits de folie dans ce camping vingt ans plus tôt, mes beuveries, mes aventures, il souriait en m’écoutant, il ricanait, ça avait l’air de l’intéresser. C’est même mes histoires qui l’avaient décidé à me suivre pour passer quelques jours ici. Mais dès que j’arrêtais de raconter, il retrouvait son air vague et arborait une indifférence totale et un manque d’enthousiasme énervant par rapport à notre destination. J’ai dit : “on plante la tente et on s’en jette un au bar. Après c’est resto.” Delago a souri. On a pris la descente vers le camping et j’ai arrêté la voiture. On a fait : “putain !” en même temps. J’ai regardé à travers le pare-brise quelques secondes avec l’impression de rêver puis j’ai ouvert la portière. Delago a fait pareil. Nous avons fait quelques pas en direction de la barrière dressée vers le ciel, rouillée au dernier degré. Derrière, la petite maison qui servait autrefois de réception du camping, était lépreuse, la porte dégondée barrant l’entrée, la façade rongée par la végétation, laissant à peine lire des fragments de CAMPING, BIENVENIDO, LOS ALAMOS. J’étais terrassé, je me suis entendu dire : “c’est pas vrai, c’est pas possible...” Je me suis approché de la réception et j’ai passé la tête par la porte effondrée. A l’intérieur aussi la végétation avait fait des ravages. Le lierre avait envahi une caisse enregistreuse, on devinait une chaise à roulettes et le comptoir sous la mousse et la vigne vierge. De la vitre du guichet, il ne restait qu’un pan de verre verdâtre sur lequel était encore lisible l’autocollant rond et jaune du camping Los Alamos. Je restais là, figé, le regard collé à ce macaron circulaire, l’esprit vide. J’entendis Delago demander : “c’est quoi Los Alamos ?” Je lui répondis que Los Alamos, c’était les peupliers et que c’était normal vu que le camping était rempli de peupliers. Il me regarda en fronçant les sourcils : “Eh oh ! J’y suis pour rien moi si ça a fermé. En plus j’en étais sûr que c’était foireux comme plan...” Mais là, il s’arrêta en me voyant devenir livide. Je me suis retourné et je suis descendu dans le camping. La rivière était toujours là, coulant peu mais scintillant sous le soleil couchant. Les peupliers donnaient toujours cette lueur jaunâtre au terrain, cette lumière chaude qui était resté gravée dans ma mémoire. J’avançais lentement en dévorant du regard ce décor de désastre, délicieusement douloureux, j’en ricanais presque. La carcasse d’une caravane était adoucie par une végétation insolente, odieuse à mes souvenirs. Je me suis arrêté au bord de l’eau. Je reconnaissais comme si je les avais quittés hier les principaux gros galets qui nous permettaient à l’époque de passer à gué, Anita et moi, pour aller roucouler dans les fourrés de l’autre rive. Je suis remonté vers le centre du terrain, hébété, ne sachant vers quelle autre ruine de mon passé me diriger. J’ai aperçu Delago qui furetait autour des sanitaires, tripotant les robinets secs des éviers extérieurs, donnant des coups de pieds dans les portes moisies. Ca m’a énervé et j’ai gueulé : “arrête ! c’est complètement con de tout péter !” Il m’a regardé bêtement : “je pète rien, je cherche l’arrivée d’eau. Au moins, on aura de l’eau...” Malgré mon désarroi, j’ai trouvé cette idée pleine d’espoir. Forcément, lui ne pouvait être affecté comme moi par ce que nous venions de découvrir et son esprit pratique me fit du bien. Je lui ai demandé : “tu comptes rester ici ?” Il s’est retourné visiblement très étonné : “beh oui, c’est bien ici, non ?” Il ne comprenait toujours rien à ce qui m’arrivait mais je lui étais infiniment reconnaissant de ses illuminations ponctuelles, de son inaptitude à dramatiser, de sa faculté de vivre à l’instinct, instant par instant. Ce mec ne se projetait pas, ni en avant ni en arrière. Et dans le cas présent, je n’avais envisagé ni de rester ni de repartir. Sans le savoir, par son idée, il m’avait soulagé d’une prise de décision atroce. Je n’avais pas répondu, mais lui était déjà parti dans sa recherche : “même quand y’a plus d’eau, ils coupent jamais le général. Ca sert toujours. Je suis sûr que c’est dans ce coin.” Delago s’était mis à quatre pattes sous l’évier où on venait faire la vaisselle, à moitié saouls de ces repas au vin rouge espagnol si corsé. L’évier fuyait à l’époque et on lavait avec les jambes écartées pour ne pas recevoir l’eau sur les pieds. Anita était toujours à ma droite, Jose-Luis à ma gauche avec sa clope toujours vissée au bec. J’ai fait le tour du bâtiment et je suis entré dans les douches des hommes. Etrangement, la végétation n’avait quasiment pas pénétré l’endroit, les lavabos étaient à peu près propres, les miroirs un peu voilés et les douches en état. J’ai fait quelques pas jusqu’à la quatrième porte, mon ancienne douche. Notre douche attitrée. Je me suis penché dedans et sur le plâtre du mur, dans le recoin gauche, en haut, un peu cachées et épargnées, nos initiales gravées, celles d’Anita et les miennes, au dessus d’une date. Caractéristique flamboyante de l’humour corrosif et sélectif du temps et des intempéries. J’ai revu Anita, l’espagnole à la crinière noire et aux mini-jupes effroyables. Ses longues jambes plantées dans des chaussures à talons extravagants. Je l’avais prise pour une allumeuse, c’était une beauté sympathique, futée et incroyablement attachante. Elle m’avait accordé un été, enfin, un mois d’été. C’était à cause de moi qu’on n’avait pas décollé du camping. A l’heure qu’il était, elle avait dû épouser un gros con, devait être déformée par l’enfantement et végéter dans la béatitude et le sacrifice de l’élevage de sa progéniture. Imbibé de ces pensées aigres, je m’apprêtais à ressortir lorsque l’eau jaillit violemment de la poire de la douche. Malgré mon accablement, j’ai souri. Delago et ses éclairs de génie... Il est arrivé à l’entrée des lavabos et a dit sans aucune fierté : “c’était ça, juste sous l’évier...”. Puis il m’a regardé avec un gentil sourire : “t’as les boules, toi, non ?” Non, je n’avais pas les boules, j’étais sec, froid. Je prenais ma dose de claques dans la gueule sans broncher. Mais sa réflexion me fit monter les larmes aux yeux. Nous sommes repartis dans le camping et je lui ai demandé de descendre la bagnole. On allait monter la tente. “Où ça ?” a fait Delago. J’ai désigné un emplacement très précisément, il a dit “OK” sans poser de questions. Je l’ai regardé s’éloigner, avec sa démarche incertaine, sa silhouette décharnée et voûtée, il ne regardait pas autour de lui, il suivait ses pieds. Il avait eu sa ration d’étonnement, c’était plus qu’il ne pouvait exprimer. A cet instant précis, il me sauvait la mise et je n’aurais échangé sa compagnie contre rien au monde. Il faisait partie de ces créatures de qui on sait qu’on n’a rien à attendre mais qui offrent inopinément et à propos une aide précieuse ou un réconfort moral sans qu’il soit jamais permis à quiconque de définir l’origine de cette réaction. Je me suis retourné et j’ai aperçu le restaurant-épicerie, ce qu’il en restait, dans le fond du terrain, long bâtiment plat collé au pied de la falaise. J’y suis allé, sans entrain, en me rappelant que vingt ans plus tôt, quand je faisais le même chemin, pieds nus, le chien du camping arrivait en jappant depuis la terrasse du restaurant et me sautait dessus. Un clébard ébouriffé extrêmement social. Balisto. Il me suivait jusqu’au rideau de perles de l’épicerie puis regagnait sa place sur la terrasse et se recouchait sous les chaises du bar. J’achetais du lait chocolaté, une bouteille de Fanta à l’orange pour Anita, j’allais prendre une bière au bar et je retournais à la tente. Au passage, je saluais de la main le couple de gros allemands qui ripaillaient sur leur table pliante, j’invitais une famille espagnole à passer prendre l’apéro et j’allais pisser un coup aux sanitaires. Un rituel bête, basique et savoureux. Maintenant, j’étais à quelques mètres du restaurant et je voyais la dalle de béton de la terrasse, défoncée, lézardée par les racines folles, par endroits, même, le ciment était redevenu graviers et sable. Je poussais quelques plantes rampantes du bout du pied en me disant qu’on s’était amusé ici. Il y avait eu des discussions animées, avinées, des cris et des fous-rires. Les serveurs couraient dans tous les sens en hurlant les commandes au cuisinier. On s’asseyait à quatre autour de la table, on finissait dans la nuit à quinze ou plus avec les allemands, les espagnols et les gens du restaurant. A quelques pas de la terrasse, très corrodée mais encore solidement fichée dans le sol, la tige métallique qui supportait autrefois le sac- poubelle à couvercle. Avec la chaleur, c’était une infection et on gueulait dans toutes les langues : «Ca pue !» au patron lorsque les relents de charogne viraient dans notre direction. J’entendis le moteur ronflant de la voiture qui descendait dans le camping. J’ai regardé Delago sortir, ouvrir le coffre et déplier la tente sur le sol. Je l’enviais presque. Il avait un but dans la vie : monter la tente. Il fonctionnait comme ça. S’il connaissait l’occupation à laquelle il allait se consacrer dans les cinq minutes suivantes, son futur était comblé. Les premiers coups résonnèrent sur les piquets. Je me suis approché de l’entrée du restaurant. Les deux portes vitrées de l’époque avec les menus peints à la main avaient carrément disparu et des touffes d’herbes sèches jaillissaient entre les dalles du sol. Je me suis retrouvé au milieu de la grande salle, dans la pénombre, au milieu de débris divers. L’air était chaud et saturé de poussière et d’odeur de moisissure. Je vis le long bar dans le fond avec la pompe à bière rouillée et quelques tabourets renversés et crevés. Je reconnaissais parfaitement les lieux sans pouvoir me faire à l’idée que c’était bien ici que nous avions dansé et bu si souvent. Le temps me pissait d’entre les doigts, je ne contrôlais rien. C’en était désespérant de constater que la vie et l’agitation n’imprégnaient rien, ne laissaient aucune marque. Anita avait martelé ce sol de ses talons hauts et il ne restait que des gravats et des papiers pourris. Jose-Luis avait dégueulé près du bar, je le revoyais comme si c’était hier. Il ne flottait plus dans l’air qu’une odeur de mort, de crevure. Je ne pus pas avancer plus avant, la panique me prit comme un enfant propulsé dans un lieu particulièrement silencieux et sinistre. J’eus le pressentiment stupide mais précis qu’un malheur allait m’arriver si je restais seul ici. Je ressortis d’un bond pour retrouver la lumière douce de la fin de journée. J’étais atterré qu’un endroit que j’avais vénéré des années durant produise sur moi un effet aussi désastreux. Je me suis assis sur la terrasse, au soleil, et j’ai croisé mes bras sur mes genoux repliés. J’en avais marre de me souvenir. J’ai observé Delago. Comme on n’avait pas de maillet, il plantait les piquets de la tente avec une démonte-pneu et ratait un coup sur deux. Ca ne le perturbait pas outre mesure. Pour tenter de me replonger dans la réalité, je lui ai hurlé de taper avec une pierre. Il a regardé autour de lui, n’a rien trouvé de convenable et a continué son travail sans me répondre. Je me suis demandé s’il avait lui aussi des souvenirs douloureux. Ca m’a semblé presque comique. Mon regard est tombé à quelques mètres de moi sur le muret d’Anita. Un rebord en ciment sur lequel elle s’asseyait le soir en fumant. Je me suis levé et j’ai rejoint Delago. Il dressait l’armature de la tente et on ne voyait que son derrière osseux qui sortait de la toile. J’avais besoin de parler : «Qu’est ce qu’on fait ? On a presque rien à bouffer et il reste une bière. On va au village ?» Il s’est agité et est sorti à reculons avec difficulté. Il était hirsute et écarlate : «T’es dingue, non ? Moi je me recogne pas la route jusqu’au bled.» Au fond de moi, je n’en avais pas plus envie. Je savais qui si j’étais parti au village, je ne serais pas revenu. «En plus, il reste du jambon de midi et pour la picole on a le cubi.» Delago s’est redressé, a passé sa main dans les cheveux puis a dit : «Bon, moi, je vais me faire une petite douche.» Je me serais bien douché moi aussi mais je craignais les fantômes. Finalement, en voyant Delago partir torse nu vers les sanitaires avec sa serviette sur le dos, je lui ai couru après. Il a minutieusement inspecté chaque douche, chaque paume, chaque porte et a choisi notre ancienne cabine. Je n’ai pas osé lui demander d’en prendre une autre. Il n’aurait pas compris ou aurait trouvé ça stupide. Nous nous sommes enfermés chacun dans notre douche, déshabillés et avons tourné les robinets. L’eau était tiède de la chaleur de la journée. Je fermais les yeux pour ne pas retrouver ce décor toujours aussi familier à mes yeux mais ravagé par le temps comme un ami longtemps quitté et retrouvé, qu’on n’ose pas regarder dans les yeux de crainte de trop remarquer ses rides profondes et son crâne pelé. L’eau ruisselait sur mon visage lorsque j’entendis hurler Delago. Puis sa porte s’ouvrit, claqua et il y eut un bruit de course sur le sol. Je sortis à mon tour avec ma serviette autour des hanches. Delago était nu sous les peupliers et gueulait : «Putain, y’a un scorpion sur le mur, y’a un scorpion, il a failli me mordre !!!» J’ai poussé précautionneusement la porte de la douche de Delago et j’ai aperçu un gros mille-pattes luisant accroché à la paroi. Effectivement, Anita avait aussi hurlé un jour en trouvant cette bestiole. Un insecte aussi répugnant qu’inoffensif. J’ai expliqué à Delago que ce n’était pas un scorpion et qu’il ne risquait rien mais il avait déjà regagné la tente. A nouveau, je sentis que je ne pouvais pas rester seul dans le bâtiment. Une angoisse mêlée de terreur m’envahit et j’emportais précipitamment mes affaires pour me sécher à l’extérieur. Le soir tombait, la lumière virait du jaune à l’orange, le haut des falaises flamboya et la pénombre descendit. Nous étions autour de la voiture avec Delago, à nous affairer sans vraiment de but, comme effrayés de nous éloigner l’un de l’autre et surtout de notre campement. Je connaissais Delago, c’était un instinctif et je savais qu’il ressentait mon angoisse. Je le sentais m’épier du coin de l’œil, à guetter le moindre signe de crainte de ma part ou de danger. Je craignais qu’on finisse par paniquer tous les deux, bêtement, comme cela nous était déjà arrivé par le passé dans des circonstances stupides. J’ai proposé qu’on embarque nos victuailles et le cubi de vin et qu’on aille s’installer sur la terrasse du restaurant pour profiter des derniers rayons de soleil. Mon idée eut l’air de ravir Delago qui s’empressa de se charger du récipient de rouge. Comme vingt ans plus tôt, le soleil disparaissait en haut des falaises en arrosant en dernier la terrasse et la façade du restaurant. C’était l’heure orange, celle du regroupement au bar. Delago a nettoyé le sol, posé son paquet de cigarettes par terre puis installé le cubi sur le muret d’Anita. Nous avons déployé dans leurs emballages les restes de jambon, quelques bouts de fromage et posé nos canifs à côté. Delago s’est approché du cubi, s’est arrêté au moment de poser la main dessus : «merde, on a pas de verres.» On s’est regardés quelques secondes et nous avons eu la même idée. Il devait bien rester quelques verres dans un coin du restaurant. Personnellement, je crevais d’envie de retourner inspecter les lieux mais en compagnie. En pénétrant dans le bâtiment, Delago a fait : «Berk, ça pue la mort là-dedans !» La pièce principale avait été vidée de ses meubles et il ne restait que des éléments de mobilier méconnaissables, brisés, tordus, le sol jonché de vieux prospectus ou de menus fanés et noircis par la poussière. Des câbles pendaient du plafond, les appliques murales avaient été arrachées. Nous nous sommes enfoncés dans l’obscurité du fond du restaurant. Il était difficile de discerner nettement les objets qui restaient derrière le bar. Des caisses de bières vides, des tiroirs renversés, des objets rouillés. J’ai dit que j’allais chercher la torche dans la bagnole mais Delago a eu un arrêt. Ca ne l’enchantait pas plus qu’à moi de rester seul dans ce tombeau. Il a grommelé un truc étrange sur l’électricité et s’est mis à ouvrir frénétiquement des placards. Pendant ce temps, j’inspectais le bar à la lueur de mon briquet. J’avais trouvé un lot de cartes postales racornies et collées entre elles et je tentais de voir ce qu’elles représentaient. Delago a dit : «Ouais, c’est là. Eclaire-moi.» Je me suis approché de lui et j’ai tendu mon briquet allumé. Il était en train de bricoler un vieux compteur électrique et tentait d’insérer deux fils de fer rouillés dans une prise. «T’as pas peur que ça pète ?» Il a tout lâché aussitôt : «T’es con ou quoi, tu veux me porter la poisse ?» Il s’est attelé à nouveau à son rafistolage en provoquant aussitôt une magnifique gerbe d’étincelles bleues. Nous avons sauté en arrière en hurlant. Presque aussitôt, le néon principal de la salle du restaurant a émis un bruit cristallin, a clignoté puis s’est allumé. Delago s’est frotté les mains d’un air satisfait. J’ai aperçu les cartes postales que j’inspectais juste avant. Je me suis approché. Sous le titre CAMPING LOS ALAMOS, la photo représentait la grande salle du restaurant peuplée de gens en train de danser. J’orientai la carte vers la lumière du néon pour mieux voir et je sentis ma gorge se nouer. Sur la droite de l’image, assis à une table en train de discuter, Anita et moi. J’ai appelé Delago en brandissant le paquet de cartes : «J’y crois pas ! Je suis sur les photos, je suis sur les photos avec Anita !» En même temps, Delago me criait : «Regarde !» en me montrant deux verres de bières en parfait état. Je lui tendis les photos en lui désignant les deux minuscules personnages : «Elle, c’est Anita et je suis juste à côté, là. Tu te rends compte ? Je les avais jamais vues ces cartes !» Il n’avait pas l’air plus intéressé que ça et ça m’a énervé. Il a fait : «C’est toi ça ? Putain t’as changé...» Sur Anita, il ne dit rien. Je regardais fixement l’image. C’était quand cette soirée, c’était laquelle ? Je ne reconnaissais personne d’autre sur la photo. Quel désastre ! Comment autant d’agitation avait-elle pu disparaître à jamais ? Pourquoi ces putains d’instants ne perduraient pas, ne revenaient pas ? Je n’arrivais pas à associer les ruines dans lesquelles nous étions à cette salle de restaurant noire de monde et lumineuse. Je regardai autour de moi sans trouver le moindre signe d’un passage humain, un graffiti, un objet personnel, quelque chose qui prouve qu’il y avait eu une présence ici. Je ressentais une haine impuissante à être emporté de la sorte par le temps. Maintenant, à force de fixer le visage d’Anita, je n’étais même plus sûr de la reconnaître. Pourtant, à côté, c’était bien moi avec mes joues creuses et mon corps efflanqué d’adolescent. Delago avait raison, je n’avais plus la même gueule. J’ai encore essayé d’intéresser Delago en lui disant : «Tu te rends compte, c’était bien comme cadre ! Ca bougeait bien !» Mais il faisait couler de l’eau dans l’évier et commençait la vaisselle des verres. J’ai dit : «C’est con qu’elles soient collées, y’en a un sacré paquet !» Delago m’a regardé comme si j’avais sorti une énormité : «Tu fais comme avec les timbres, tu les laisses dans l’eau toute la nuit et tu les décolles demain. Tu les fais sécher à plat...» J’ai trouvé son idée lumineuse et je lui ai tendu le paquet qu’il a immergé dans l’évier. Quand nous sommes ressortis, le soleil s’était couché. Nous avons trinqué et Delago a dit mollement en regardant au loin : «Nous ne sommes que des créatures de l’éphémère...» J’ai arrêté de boire : «D’où tu sors ça, toi ? C’est de toi ?» Il a ricané sans répondre. Nous avons mangé en silence, moi le regard perdu sur la rivière, Delago faisant les cent pas sur la terrasse du restaurant, grattant par moment la lame de son canif sur la façade. La lumière de la grande salle nous éclairait faiblement. Bientôt, je ne vis plus que la moitié de Delago, son autre partie restant plongée dans l’ombre. Il était appuyé sur le montant de l’entrée et semblait réfléchir. Je me dis que dans quelques années, j’aurais peut-être la nostalgie de cet instant. Ou peut-être pas. De toutes façons, tout était condamné à se transformer en souvenir ou à disparaître dans l’oubli. Je ne savais plus. Je dégueulais de sensations, de mélancolie, de regrets, d’écœurement. Je n’avais aucune philosophie de la vie. J’avais peur. J’avais toujours peur. Le temps me terrifiait. Je me sentais glisser seconde après seconde. Le vin me ramollissait la cervelle. Delago a plié son canif, allumé une cigarette et a dit : «On va dormir ?» Je me suis levé et je l’ai suivi. Nous avons marché lentement sous les peupliers, trébuchant sur des galets posés il y a longtemps pour maintenir des toiles au sol. Delago a pissé sur un arbre, j’ai fait pareil, je n’avais aucune envie d’entrer dans les sanitaires. J’ai mis du temps avant de m’endormir, la toile sentait l’humidité, Delago ronflait. J’avais perdu le visage d’Anita. Je n’étais plus sûr qu’elle ait été vraiment belle. Je me sentais vieux, révolu, avec l’impression d’avoir fait mon temps et de courir après quelque chose de vain. Même nos quelques jours de vacances actuelles en Espagne m’ennuyaient. A quoi bon perdre du temps à se constituer des souvenirs pour regretter ces instants plus tard ? Ce camping était le sarcophage d’un été d’adolescent et je n’avais aucune envie de continuer à remplir des tombes. Delago m’énervait avec son inaptitude à l’angoisse, j’avais envie de le réveiller, j’étais jaloux de son sommeil. J’étais sûr qu’il ne rêvait pas. Il ne racontait jamais ses rêves. Pour ma part, j’ai dérapé dans des rêves sans intérêt et sans rapport avec ce que je venais de vivre. Je me suis éveillé dans la fraîcheur de la rosée matinale, mal à l’aise, couvert de sueur et glacé. Une lueur orange éclairait le côté gauche de la toile. Il ne semblait pas faire jour mais j’apercevais nettement Delago qui dormait la bouche ouverte. J’ai cru un instant que des intrus s’approchaient de notre tente avec une lampe et j’ai senti mes poils se dresser sur mon corps. J’ai secoué Delago mais quand il dormait, presque rien ne pouvait le réveiller. Il marmonnait quelque chose puis sombrait à nouveau dans le sommeil. J’ai ouvert la toile et passé prudemment la tête au dehors. Je compris aussitôt. Le spectacle était dantesque. Le restaurant flambait, éclairant puissamment le camping et une partie de la falaise. Des flammèches et des cendres retombaient un peu partout dans une odeur de charnier. J’ai bondi hors de la tente et j’ai couru au devant du bâtiment en hurlant : «les photos ! Les photos !» Je ne pouvais pas m’approcher, la toiture était en train de s’effondrer dans des gerbes d’étincelles et des craquements effroyables. Mon visage brûlait, je n’arrivais plus à respirer. Je ne sais pas combien de temps je suis resté prostré à contempler cette horreur, peut-être pas longtemps, Delago m’a saisi par les cheveux en hurlant qu’on allait se faire prendre par les flics, qu’il fallait partir. C’est lui qui a tout plié, je ne pouvais pas quitter le brasier du regard. Le jour se levait quand nous avons dépassé le village. Sur la route, Delago a dit soudain : «Merde, on a oublié le cubi !»