Le Sac |
|
Paris Octobre 1998 |
|
La nuit tombait. Jai passé la rue Albert, Paris treizième. Sur la droite. Les mains dans les poches. Jétais aigre. De rien. Temps de merde, saison pourrie, rien à faire et pas de fric pour le faire. Le vent soufflait, les feuilles de platane glaireuses tournoyaient, lautomne virait à un hiver dantesque. Je pris un sac de plastique dans la gueule. Je men rappelle, il était 18 heures. Heure bâtarde, heure demmerdes. Jai chassé le sac de la main. Je lai pris dans les pieds. Jai juré et lai dégagé sur la gauche. Il a voleté et sest accroché à mon bras. Droit. Jai cogné dans une vitrine pour me libérer. Mon coude a hurlé de douleur. Le sac est parti dans mon dos. Loin derrière. Puis il est revenu sur moi et ma doublé. Sur la gauche. A ras le sol. Il sest plaqué à un téléviseur crevé couvert de pisse de chien. Jai eu un sourire mauvais en passant devant. Jai monté la rue en ruminant sur rien. A droite un café vieillot et lumineux, un vieux suspendu au zinc. Jai hésité. Une bourrasque ma poussé vers le supermarché chinois. Deux francs cinquante la soupe de nouilles déshydratée. Sauce piquante. Mon repas du soir. Cette putain de poche de merde est maintenant devant moi. Je quitte le trottoir. Un coup de vent la pousse au milieu de la rue. Jai repris le trottoir. Dix mètres plus loin je me suis retourné. Le sac montait au dessus des lampadaires. Vers la gauche. Jai accéléré. Un bus est arrivé de la droite avec un hurlement éléphantesque. Jai sauté en arrière et pris le sac sur la nuque. Il dégoulinait de pisse. Je lai attrapé avec un putain et deux bordel et jai couru vers une poubelle. Je lai enfoncé dedans en claquant le couvercle. Une furie portugaise est sortie dun immeuble en minjuriant : «Si jé sors la pobella lé soirr, cest pas pour qué les cons ils la mettent pleine dé salopéria !» Elle a ouvert la poubelle et ma collé la poche dans les mains. Jai traversé la rue et jai empalé le sac sur une grille. Je suis parti en courant. En entrant dans le supermarché, jai essuyé mes mains à un carton. Sous le regard méprisant de la caissière. Jai pris ma soupe en sachet et je me suis collé à la queue pour payer. Jai regardé discrètement à mes pieds, derrière moi et autour. Pas de sac. Mais le vigile de lentrée me fixait bizarrement. A côté de lui, dans la rue et collé à la vitrine du magasin, la poche en plastique. Elle rampait verticalement sur la vitre. Il y avait une autre sortie dans le supermarché. Jai filé à travers les rayons. Le vigile a enjambé les caisses et ma emboîté le pas sous le regard étonné des autres clients. Il ma rattrapé au moment où je payais ma soupe et ma demandé douvrir mon sac. Jai écarté les bras pour lui montrer que je navais pas de sac. Il a tâté mes poches puis est reparti sans un mot dexcuse. Jai fourré ma soupe dans mon veston et je suis parti en pestant. Jai regardé à gauche puis à droite. Au milieu de la rue, un chat noir hérissé comme un porc-épic reculait lentement devant le sac. Jai profité du combat pour déguerpir. Jai enfilé une ruelle sombre où les poubelles claquaient du couvercle dans la tempête. Jai ralenti le pas. Mes efforts ne servaient à rien. Cette saloperie de merde blanchâtre en plastique traînait devant moi dans le fond de la rue. Elle se laissait négligemment pousser par le vent du trottoir gauche au trottoir droite. Jai sorti les mains de mes poches et jai avancé. Lentement mais fermement. A dix mètres du sac, je me suis arrêté. Le sac aussi. Je me sentais livide. Haineux. Jai enfoncé mes ongles dans les paumes de mes mains. La poche a reculé légèrement. Jai avancé dun pas. Elle a fait un petit saut en arrière. Dautant. Jai bondi. Lenveloppe de nylon sest envolée dans un tourbillon de feuilles. Jai levé la tête et lai vue dépasser le quatrième étage. Puis elle a piqué jusquau trottoir, sest faufilée entre deux poubelles et a disparu au coin de la rue. Jai senti un craquement sous mon pied droit. Ma soupe en sachet était tombée de ma poche. Les nouilles étaient en poussière. Jai regardé un moment lemballage crevé et plat. Il me restait de quoi acheter une baguette. Ou quémander un crédit au bar du coin pour menvoyer une bière. Jétais vide. Jai regardé le ciel. Un véritable plafond de cathédrale en ruine. Ce quartier était sinistre. Jai traîné mes semelles jusquà la boulangerie. De toutes façons, je navais plus faim. Le sac allait et venait devant la devanture. Il avait un petit saut sur la droite à chaque client qui sortait. Comme par politesse. Je ne sais même pas si cétait par curiosité, mais je lai regardé faire pendant quelques minutes. Posté de lautre côté de la rue. Soudain, la poche a dérivé vers une bouche daération. Et là... alors là ! Scotchée net, aspirée plaquée. Squelétisée par la grille. Jai bondi sur le trottoir opposé et je me suis agenouillé devant le sac qui vibrait de rage sous laspiration. Je riais. Je lui ai parlé à voix basse. Sulfaté dinjures. Je lui ai expliqué en détail que je faisais une croix sur mon repas mais que je men foutais maintenant. Que la rue était belle en cette nuit dautomne. Que jallais rentrer chez moi dun pas léger. Peut-être même menfiler une bière à crédit. Et puis il y a eu un bruit épouvantable. Une sirène crescendo suivie dun fracas mécanique. Ensuite, un bruit de ressort et plus rien. Tout ça venait de derrière la grille. Une odeur de brûlé âcre et chaude est montée. Le sac sest détendu, a repris un peu de volume. Il ny avait plus daspiration. Un gorille blanc de farine a surgi dune trappe sur la gauche. En me voyant accroupi devant la grille, il sest mis à hurler en agrippant ma veste avec ses pattes talquées. Je ny étais pour rien dans la destruction de son système de ventilation. Mais je nai rien dit. Je suis parti les mains dans les poches suivi par le sac deux pas en arrière sur ma droite. Jai toujours considéré les boulangers comme des zombies aux réactions imprévisibles durant la journée. Sur ma manche gauche, les traces farineuses de ses gros doigts. Jai regardé le sachet. Il semblait affecté par son aventure. Ecorché et froissé, il progressait convulsivement. Je me suis approché de lui. Il a eu un léger recul. Je me suis penché pour le ramasser. Il a carrément bondi au milieu de la rue et sest mis à haleter comme un animal blessé. Cétait ahurissant. Il se gonflait et se dégonflait par saccades. Lair sifflait par ses écorchures en forme dépluchures de pommes de terre. Une moto de gros calibre a descendu la rue dans un vrombissement tranquille. Jai eu le temps de voir le sachet se faire happer par les roues, déchiqueter puis monter dans la nuit sous forme dune multitude de papillons clairs. La rue est retombée dans un calme entrecoupé de bourrasques. Le vent éparpillait le sac irrégulièrement dans le ciel. Jai regardé le dernier confetti passer au dessus des antennes de télévision.
Jétais à 20 mètres de mon immeuble. Je navais pas vraiment envie de rentrer chez moi. |