Taxifolia


Paris Mai 1996


Chaque matin Gustave retrouvait la même pluie fine qui tombait sur le jardin. Il collait son nez au carreau de la cuisine et regardait avec un air absent l’étendue bosselée de ses citrouilles qui végétaient sous un ciel bas et gris.

Derrière lui, sur la grande table en bois, s’étalaient les feuillets qu’il couvrait, jour après jour, d’idées vagues et disparates. La dernière page écrite la veille, mentionnait, ligne après ligne la même phrase : “Il pleut encore”.

Gustave était d’un naturel joyeux mais ne le montrait pas. Il tenait du végétal et promenait toujours un air indécis à travers les pièces vides de sa maison. Il était mentalement “insane”.



Il était des soirs où la lumière disparaissait avant la nuit.
L’ampoule électrique descendait au dessus de la table et projetait un cercle jaune sur les pages de Gustave.

Il n’aurait su donner une quelconque destination à ses écrits.
Recueil d’impressions, compilation de réflexions ou accumulation de mots sans signification.

Ce qui le fascinait, c’était l’espace qui existait entre les mots.
Tous ces vides qui changeaient la couleur du sens et qu’il n’arrivait pas à comprendre. Sa plume coulait obligatoirement au hasard.

“La petite table blanche aux pieds en volutes de fer forgé qui se trouve devant la porte me permet de savourer mes verres de vin blanc, les midi ensoleillés. S’il pleut, la table se transforme en plateau froid et mouillé. “

Gustave arpentait les dalles de sa grande cuisine en se frottant le menton avec l’air d’un parfait imbécile. Son univers spirituel n’arrivait pas au portail de sa maison.

Vers minuit, Gustave prenait un parapluie et allait surveiller ses citrouilles. Il les éclairait à la torche, essayant de surprendre le gonflement de leur écorce. Mais les gouttes tombaient sur son parapluie comme sur la peau d’un tambour et paralysaient son attention.

Il rentrait et s’essuyait les pieds sur le paillasson échevelé avec toujours le même “Pfeuh!”. Il jetait un regard mélancolique vers le fond du jardin et fermait la porte.

Dans la cuisine, au dessus de la cheminée, une affiche géante jaunissait dans la chaleur des feux de bois. Diverses variétés de cucurbitacées y étaient dessinées dans un style ancien et académique. Gustave se plaçait devant, plissait les yeux et fixait longuement les croquis.

Une bûche s’effondrait dans un craquement de braises et le sortait de sa contemplation. Puis il retombait dans des rêveries profondes qui le laissaient immobile des heures entières.


Les lettres à l’encre noire se développaient sur les feuillets, rampant et se tordant ligne après ligne comme les tiges crochues des citrouilles. Ils n’en sortait aucun fruit si ce n’est quelques taches grasses et rondes comme des melons.

Gustave posa sa plume et son regard à côté de la feuille.
Il n’était plus très sûr d’avoir vraiment joui d’une matinée ensoleillée, assis à sa table en fer forgé. Pourtant il avait acheté cette maison uniquement dans la perspective de cet instant.

Cet apéritif des onze heures, les pieds dans l’herbe, appuyé à la façade, les cloches lointaines du village et les soudains sifflements d’insectes volants, Gustave les ressentait dans sa chair.
C’était comme un regret ou une envie douloureux.

Il reprit sa plume et gratta à nouveau.

Il était six heures du matin quand Gustave vint coller son front au carreau. C’était un matin encore plus livide, plus blême et délavé que jamais. Ce n’était même plus de la pluie, le ciel pleurait avec la régularité d’un chagrin inconsolable.

Dans le fond du jardin, émergeant à peine des larges feuilles d’un vert profond, une tache claire aux reflets de rouille, attira aussitôt le regard de Gustave.
Il eut l’impression qu’on lui envoyait un violent coup de poing dans le ventre. Son front lui sembla se contracter sous la pression d’un étau et il n’arriva plus à réfléchir.

Il essuya la vitre et essaya de deviner ce qui sortait des feuilles.
La forme était galbée, il aurait dit “ronde”, comme une courge.
Il fonça sur son parapluie qu’il ne put ouvrir et, dans sa précipitation, se retrouva sous la pluie en pantoufles. S’enfonçant dans la terre détrempée jusqu’aux chevilles et piétinant les plantations, il se dandina jusqu’aux citrouilles. La tâche orangée était toujours là.

Gustave s’inclina et écarta les feuilles.
Il découvrit avec stupéfaction un escargot de taille gigantesque qui promenait mollement sa coquille rousse sur les tiges biscornues de ses plants.

Hébété, il le prit dans ses mains et le regarda.
Puis il leva les yeux vers le plafond de nuages.
La pluie continuait de tomber.


La soupière de faïence fumait largement, posée au centre de la table. Gustave se pencha et souleva la louche. Un épais liquide orange coula voluptueusement dans son assiette.

Il avait passé l’après-midi à composer cette soupe de courges et n’avait interrompu son travail que pour poser quelques coups de plumes sur ses feuilles.

Il avalait pensivement ses cuillerées. Le mystère de sa table ronde le tracassait. La venue du soleil lui semblait aussi imprévisible que le sens des vides qu’il laissait entre chaque mot.

L’escargot qu’il avait posé sur le rebord de la fenêtre formait une grosse ventouse sur le carreau. De sa chaise, Gustave le voyait d’en dessous, mollusque gras et lent. L’idée lui vint soudain que l’animal était peut être la cause de son désastre.
Mais il songea que pour dévorer les citrouilles, encore fallait-il que celles-ci poussent.

Il se servit une autre assiette de soupe.

Sous le rideau de pluie permanent qui enveloppait le jardin, les feuilles des plants s’étaient élargies jusqu’à ressembler à des palmes tropicales.
Chaque matin, Gustave plongeait ses bras dans ce vaste champ de verdure et tâtait les tiges en quête d’une forme arrondie et solide.
Mais il ne remontait que ses mains mouillées et couvertes de boue.

L’escargot géant n’avait plus quitté son carreau et se trouvait tantôt la tête vers le haut, tantôt les cornes vers le bas.
Sa masse glaireuse couvrait la vitre et avait obligé Gustave à se déplacer vers la gauche quand il observait le jardin par la fenêtre.

Le guéridon rouillait et son pied disparaissait dans l’herbe folle.
Gustave promenait son doigt sur le plateau, faisant gicler l’eau, puis il rentrait.


Aux alentours de minuit, Gustave alla s’asseoir devant la cheminée.

Comme chaque soir, il avait tourné le bouton de son poste de radio et s’était installé dans son vieux fauteuil, les pieds posés sur un tabouret.

Les quelques minutes qui précédaient le dernier bulletin météo de la journée, Gustave les vivait intensément. L’espoir d’un retour du soleil le plongeait dans une ivresse joyeuse. Il tapotait les accoudoirs du plat de la main, écoutant distraitement la fin de l’émission radiophonique.

Puis, dès que retentissait la musique du bulletin météo, il se dressait sur son siège et fronçait les sourcils.

“Encore de la pluie sur nos régions... Toujours de la pluie... Pas d’amélioration en perspective...”

Gustave se leva lentement et enfonça les mains dans ses poches.
Son regard se perdit quelque part dans les cendres rougeoyantes de l’âtre.

L’eau tombait dans l’évier, goutte à goutte. Gustave avait beau serrer les robinets jusqu’à ce qu’ils en grincent, les perles de cristal se reformaient inexorablement au bout du vieux tuyau en laiton recourbé.

Il plaça l’éponge au milieu de l’évier pour ne plus entendre le bruit régulier des gouttes.

Il prit le pot de yaourt qui contenait les graines de citrouilles et alla s’asseoir à la table.
Gustave étala les pastilles jaunâtres devant lui et les contempla.

Il prenait ces sortes d’hosties en forme d’amandes entre ses doigts et les examinait une à une. Il les reposait puis les retournait. Il en porta une à son oreille et la secoua.

Un sifflement s’échappa d’une bûche dans la cheminée et mourut dans un gargouillis d’écume.


Combien de lunes étaient passées qu’il n’avait pu voir à cause des nuages.

Gustave ne sortait plus. Ses bottes couvertes de boue sèche attendaient près du parapluie replié.

A date régulière, il prenait son téléphone et questionnait son pépiniériste sur les raisons de son impuissance.
Mais il n’obtenait jamais de réponse.

Les tiges puissantes des citrouilles s’étaient développées, sans fruit et sans fleur jusqu’à la maison. Elles avaient rampé jusqu’à la ligne téléphonique et l’ avaient sectionnée de leurs crochets végétaux.


Gustave feuilletait négligemment un ancien manuel de géographie.

Il parcourait le chapitre consacré au Sahara avec une vague nostalgie. Ce qui attirait son attention, c’était la puissance du soleil qui projetait la silhouette des dunes dans des ombres d’un noir d’encre, profond et dur.

Le souvenir lui revenait, de son père dans son jardin.
Il le revoyait, accablé, les bras dans le dos, atterré devant le spectacle de ses citrouilles desséchées par une saison de feu.



Depuis une demi-heure, Gustave se creusait la cervelle sans résultat, au dessus des deux mots qu’il avait posés avec difficulté sur son feuillet .

L’espace qui les séparait lui paraissait insondable, incompréhensible. A coups de significations contradictoires, les deux mots se battaient sous ses yeux sans qu’il puisse intervenir.

Une goutte d’eau vint éclater juste dans l’espace. Elle étoila le papier et réunit en son liquide l’encre des deux mots.

Gustave leva les yeux.
Des perles descendaient le long du fil électrique et venaient s’amasser sous l’ampoule.

Il y eut un claquement sec et Gustave se retrouva dans la lueur orangée de l’âtre.



Il pleuvait.

Gustave regardait devant lui, l’air absent.
Assis devant sa table en fer, les jambes allongées, ses bottes se remplissant lentement d’eau.

Les gouttes tombaient dans son verre de vin blanc, éclaboussant sa main immobile, posée juste à côté.

Les tiges des citrouilles avaient envahi la totalité du jardin.
Leurs larges feuilles les avaient recouvertes.

De cet océan de nénuphars, seul le plateau de la table et un peu de son pied émergeaient.

Maintenant, la brume descendait jusqu’à la cime des cyprès.

La lumière du jour n’entrait plus dans la cuisine. Les excroissances griffues des plants de citrouilles s’étaient propagées sur les murs et les fenêtres de la maison.

Gustave n’avait pas changé l’ampoule grillée et éclairait ses écrits de la lueur des braises.

Seul l’escargot géant luttait tant bien que mal contre la prolifération végétale en s’engraissant. Mais l’espace de carreau qu’il dégageait en croquant dans les plantes était aussitôt bouché par la graisse qu’il prenait.

Gustave ne se levait de sa chaise que pour placer une bûche dans la cheminée.

La réserve de bois était presque terminée.

Par la serrure de la porte d’entrée, une griffe recourbée s’allongeait au fil des jours. Elle avait déjà saisi la poignée et semblait avoir pour prochaine proie le parapluie posé dans l’angle.

Sur la table de la cuisine, une mousse grise s’étalait lentement.
Les feuillets entassés, soudés par l’humidité, formaient des blocs difformes qui exhalaient une odeur de pourriture froide.

Parfois, Gustave en prenait un tas et le posait devant la cheminée pour les faire sécher. Le papier restait humide.

Les braises mouraient.

L’obscurité était totale.

Gustave se déplaçait à tâtons et, dans sa léthargie, il éprouvait presque du plaisir à essayer de reconnaître les meubles et les objets sous sa main et sous l’épaisse glaire moussue qui recouvrait le mobilier.

Il n’avait pas mangé depuis trois jours et il vacillait.
Il avançait, les bras en avant, en aveugle, et dictait les mots et les phrases qu’il ne pouvait plus poser sur le papier.

Par moment, il se prenait les pieds dans les bras de citrouille qui couraient sur les dalles glissantes.

L’air était mouillé.

Il commençait à pleuvoir dans la cuisine.

L’humidité accumulée au plafond perlait puis gouttait.

Gustave rampait parmi les flaques, la tête dressée vers les cieux, éructant des fragments de phrases magnifiques.

Ce qu’il n’avait jamais pu écrire sortait de ses lèvres avec la splendeur du cristal de roche.

Il n’en était plus conscient.


Gustave était mort depuis trois jours.

La veille, la pluie avait cessé.
Le ciel se dégageait.

Pressentant la venue de beaux jours, l’escargot avait quitté son carreau pour se réfugier sous la toiture des feuilles de citrouilles.

Une brise légère chassait les nuages.

La terre séchait et commençait à se fissurer.

La maison chassait l’humidité dans des craquements sinistres.

Un soleil magnifique éclairait la maison.

Les feuilles des citrouilles se tordaient sous la chaleur croissante de l’après-midi.

L’une d’elles, sous l’effet de la chaleur, s’était enroulée sur elle-même.
En dessous, une coquille énorme se figeait peu à peu dans le sol desséché.


L’été battait son plein.

La nature, éreintée, s’assoupissait dans la nuit moite.

Dix citrouilles rondes et pleines montraient leur ventre ondulé à la lune.